Et si Moscou était en train de gagner la guerre de l’information – ou plutôt de la désinformation? L’essor des populistes en Europe et aux Etats-Unis se nourrit d’un désaveu cinglant des médias et d’un rejet tout aussi rageur des élites politiques. Ils ne seraient plus crédibles. Une contestation d’autant plus virulente que la confusion s’est lentement installée dans le débat démocratique entre ce qui est avéré et ce qui relève du mensonge.

L'éditorial: Désinformation et fragilité des démocraties

Ce relativisme destructeur, renvoyant dos à dos la parole vérifiée et la rumeur infondée comme si à l’heure d’internet tout se valait, n’est pas le fruit du hasard. Il est entretenu en particulier par la diffusion de fausses informations ou de théories du complot de la part des télévisions et des sites internet financés par le Kremlin, principalement Russia Today (RT) et Sputnik.

«Nous sommes entrés dans une nouvelle ère, celle de la guerre de l’information, indique une source proche de l’OTAN à Bruxelles. La Russie a pris le lead. Il est temps que nous en prenions conscience pour rattraper notre retard.» Un diagnostic partagé par plusieurs acteurs européens de la sécurité interrogés par Le Temps. Cette guerre, expliquent-ils, serait au cœur de la nouvelle doctrine militaire russe.

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L’électrochoc Trump

L’élection de Donald Trump a eu l’effet d’un électrochoc. Le vol – attribué à Moscou par les services de renseignement américains – puis la diffusion des données du QG de campagne des démocrates a déstabilisé Hillary Clinton. Le milliardaire, favorable à un rapprochement avec la Russie, en a été le grand bénéficiaire. Une instrumentalisation qui est le corollaire de la désinformation: le vol et le mensonge ont pour même but de faire dérailler les processus démocratiques. «Le piratage des systèmes informatiques des partis politiques et l’utilisation des informations qui en a été faite montrent qu’il faut prendre cette menace au sérieux, poursuit le même interlocuteur. On n’est plus dans la théorie.»

Plusieurs services secrets européens (allemands, français, britanniques, suédois) se sont ces derniers jours inquiétés d’une répétition du scénario de l’élection présidentielle américaine en Europe à l’approche d’importantes échéances politiques en 2017. La chancelière Angela Merkel, en particulier, a récemment fustigé l’émergence de faux sites d’information et de «trolls» qui favoriseraient l’essor du populisme.

Le Parlement européen a pour sa part voté une résolution dénonçant la «propagande hostile de Moscou». En fin de semaine dernière, enfin, une cinquantaine de parlementaires européens écrivaient une lettre à la Haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères, Federica Mogherini, l’enjoignant de lutter contre les réseaux d’influence russes dans les médias et la société civile qui seraient «financés à hauteur de 200 millions de dollars par des fonds illicites».

La désinformation, arme de guerre asymétrique

«Nous avons clairement sous-estimé jusqu’ici ces opérations de désinformation qui affectent le comportement de l’ensemble de la société, explique Janis Sarts, directeur du centre d’excellence de l’OTAN pour les communications stratégiques. Cela fait partie d’un puzzle d’une stratégie plus générale de déstabilisation.»

Créé en 2014 à l’initiative de la Lettonie, ce centre d’excellence est financé par onze pays, dont l’Allemagne et la France, et conseille l’OTAN sans toutefois faire partie de la structure militaire de l’organisation transatlantique. Doté d’une trentaine de collaborateurs, il ne communique pas mais forme des officiers, des politiques et des responsables de la sécurité à la guerre de l’information.

Les buts de la «doctrine Gerasimov»

La désinformation comme arme de guerre «asymétrique» a été remise au goût du jour par les stratèges militaires chinois dans les années 1990. En Russie, c’est le général Valeriy Gerasimov qui l’a théorisée. On parle aujourd’hui de «doctrine Gerasimov». Selon Keir Giles, auteur d’une étude sur le sujet («La prochaine phase de la guerre de l’information»), l’objectif n’est plus, comme du temps de l’Union soviétique, de vendre un modèle mais de «saper la notion de vérité objective et la possibilité même de faire du journalisme». Il s’agit «d’affaiblir l’immunité morale face à la propagande» ainsi que «réduire la confiance dans les sources du savoir» des sociétés occidentales. «Avec des médias traditionnels, les réseaux sociaux, des SMS et des trolls, la Russie, comme l’Etat islamique, tente de décrédibiliser les processus démocratiques», ajoute Janis Sarts.

Dès 2011, l’analyste norvégien Tor Bukkvoll décrivait une «réponse technologique asymétrique» élaborée par Moscou après la prise de conscience d’un retard militaire trop important sur l’Occident. En 2006, Vladimir Poutine déclarait devant le parlement russe qu’il fallait penser les conflits en termes de «supériorité intellectuelle», de façon «asymétrique» et «moins coûteuse».

Le financement de partis nationalistes européens

Cette stratégie s’est véritablement déployée à partir du conflit ukrainien avec l’«écran de fumée» mis en place au moment de l’invasion de la Crimée. On a pu ensuite l’observer dans le conflit du Donbass, en Syrie, et, de plus en plus, en Europe même, avec le soutien à des partis d’extrême droite ou eurosceptiques. L’objectif est de décrédibiliser l’Union européenne et l’OTAN, de soutenir des valeurs conservatrices et chrétiennes dont la Russie serait le champion face à un Occident jugé décadent et «russophobe».

En parallèle, Moscou finance ou soutient indirectement des partis nationalistes. Le Front national français ainsi que l’extrême droite hongroise ont bénéficié de l’aide russe. Le week-end dernier, le Parti de la liberté autrichien (FPÖ), formation nationale-populiste, concluait un «contrat de coopération» avec le parti de Vladimir Poutine, Russie unie.

En Italie, c’est le mouvement Cinq Etoiles qui s’est soudainement rapproché des thèses de Moscou après une rencontre organisée en 2014 par Russie unie. BuzzFeed, un site d’information américain, a récemment publié une enquête montrant comment les sites et les médias sociaux contrôlés par Bepe Grillo relayaient de fausses informations diffusées par RT et Sputnik afin de discréditer la politique de Matteo Renzi. Parmi celles-ci, une vidéo montrant prétendument une manifestation contre le référendum du président du Conseil des ministres italien, alors qu’en réalité c’était un rassemblement pro-Renzi. Mais les premières cibles sont les pays de l’Est, les Etats baltes et scandinaves.

Le piège de la contre-propagande

Face à ce pouvoir de nuisance, les Etats européens semblent démunis et surtout divisés. L’UE s’est dotée en 2015 d’une task force de communication stratégique comprenant onze collaborateurs. Elle publie une «revue de la désinformation pro-Kremlin» sur les réseaux sociaux. Mais son impact reste très limité. «On essaie de combler le fossé, explique une source familière du travail de la task force. Mais le Parlement européen a échoué à faire voter un budget.» Federica Mogherini, dont dépend ce service, ne serait elle-même pas convaincue de son utilité.

Le risque est en effet de tomber dans le piège d’une contre-propagande, ce qui reviendrait pour les Européens à renier leurs propres valeurs. Une sur-réaction, en imputant à la Russie des actions de déstabilisation dont elle n’est pas responsable, serait tout aussi néfaste. «C’est la confrontation de deux récits, de deux visions du monde, complète un expert de la sécurité à Bruxelles. Face à la propagande pilotée par le Kremlin avec de très gros moyens, on doit s’en remettre à la presse libre. C’est notre force et notre faiblesse, mais c’est ce que nous sommes.»

«Le premier pas est la prise de conscience de l’existence de cette lutte, explique Janis Sarts. Les gouvernements et les médias doivent comprendre sa logique. Mais la réponse viendra de la société civile, de groupes d’activistes spécialisés dans le fact-checking par exemple. De plus en plus de médias le font. L’UE doit aussi apprendre à mieux communiquer sur ses réalisations positives.»

A ce sujet, en vidéo: Dix conseils pour débusquer les fausses informations sur Internet


L’«affaire Lisa»

C’est l’exemple le plus souvent cité par les milieux de la sécurité pour pointer l’ingérence du Kremlin dans le débat politique européen. En janvier 2016, alors que l’Allemagne est sous le choc des agressions sexuelles du Nouvel An perpétrés par des Nord-Africains, une affaire va amplifier la peur des migrants, mettant un peu plus Angela Merkel sous pression.

Lisa, une Allemande d’origine russe de 13 ans a été violée par plusieurs migrants, rapporte alors un site web tenus par des expatriés russes établis en Allemagne. Rapidement, cette «information» est reprise par les grands médias russes qui lui donnent un écho international alors que la police allemande n’est pas en mesure de confirmer.

L’histoire fait boule de neige dans les médias allemands, mais aussi européens, en particulier en Pologne. Après quelques jours, la jeune fille, sa famille et la police démentent l’histoire du viol. Mais cela ne suffit pas à désamorcer l’affaire. Des russophones organisent une manifestation à Berlin devant la chancellerie et le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, évoque publiquement le cas. Une intervention diplomatique de Berlin sera nécessaire pour finalement stopper la rumeur. Mais le mal est fait.

«Cette histoire fabriquée était supposée correspondre au récit du Kremlin dénonçant l’incapacité de l’Europe à faire face à la crise des réfugiés tout en laissant entendre que la Russie est la puissance stable et forte en comparaison avec une Europe «faible» et «molle», explique un document de l’Académie fédérale allemande pour la sécurité politique. (F. K.)


A ce propos


Mise à jour de l'article le 9 janvier 2017: Le centre d'excellence de l’OTAN pour les communications stratégiques a été créé à l'initiative de la Lettonie et non pas de la Lituanie comme indiqué par erreur dans la première version de cet article.