Union européenne
L’ancien président du Conseil italien Enrico Letta prononcera ce jeudi à Genève le discours inaugural du Graduate Institute. Il confie au «Temps» son souhait de voir l’Europe communautaire mieux comprendre la Suisse et tirer enfin les leçons de ses propres dysfonctionnements

Le titre de son dernier livre, Faire l’Europe dans un monde de brutes (Ed. Fayard), dit l’ambition d’Enrico Letta: pousser l’Union européenne à prendre davantage conscience des défis posés par la mondialisation à l’heure de Donald Trump et de Vladimir Poutine, et proposer des pistes concrètes de réformes.
Une ambition que le président de l’Institut Jacques Delors estime réalisable, après l’élection d’Emmanuel Macron sur un programme pro-européen. Surtout si Angela Merkel demeure au pouvoir à Berlin à l’issue des législatives allemandes de dimanche, à la tête d’une coalition résolue à travailler de concert avec la France pour un renouveau de l’UE.
Le Temps: Un terme résume les propositions d’Emmanuel Macron pour relancer l’Union: la défense de la «souveraineté européenne». Dans le «monde de brutes» que vous décrivez, c’est la seule issue?
Enrico Letta: Je préside l’Institut Jacques Delors et je suis fidèle à la formule de ce dernier lorsqu’il présidait la Commission européenne: l’Union doit être une fédération d’Etats-nations. Le pire danger serait de nier, au nom de l’intégration communautaire, nos identités multiples. Je suis citoyen italien, mon terroir est la Toscane, mon identité supérieure est européenne. Voici pourquoi j’affirme, dans le livre, que nous devons «débruxelliser» l’UE.
Je ne plaide pas pour un effacement du rôle des institutions communautaires. Je plaide pour une juste répartition des rôles. Bruxelles ferait bien, comme capitale de l’Europe, de s’inspirer de Berne. C’est pour ces raisons que j’ai toujours défendu Strasbourg comme siège du Parlement européen, au nom de l’indispensable décentralisation. Le système politique helvétique est l’incarnation d’une subsidiarité qui fonctionne. Sachons nous en inspirer!
– Une identité supérieure européenne a-t-elle encore une chance, à l’heure du retour des nationalismes et du Brexit britannique?
– J’ai commencé à écrire ce livre le lendemain matin du référendum britannique sur le Brexit, puis l’élection de Donald Trump m’a donné encore plus envie de le poursuivre. Prenons un peu de recul: ces deux pays phares de la mondialisation, car celle-ci parle et pense en anglais, vivent dans le mythe du retour en arrière. Trump a promis que l’Amérique serait de nouveau grande («Make America great again!»). Les partisans du Brexit ont juré de reprendre le contrôle («Take back control»)… Où est l’idée de futur?
C’est là que l’Europe unie a une carte à jouer et que la notion de souveraineté européenne sera cruciale. Or la France a, dans ce défi, un rôle déterminant à jouer. L’Europe doit retrouver, au niveau des Vingt-Sept, des accents gaullistes. Elle doit savoir dire non. Emmanuel Macron a raison d’en faire l’axe de sa réflexion. Le président français a reçu un mandat pro-européen de ses concitoyens. Il est le mieux placé pour avancer.
– A un détail près: si les Anglais se sortent bien du Brexit, ils deviendront un modèle pour tous les europhobes du continent…
– Les Anglais se sortiront mal du Brexit. Ce vendredi, Theresa May sera à Florence pour prononcer un grand discours sur l’Europe. Qu’a-t-elle à proposer? Quel dessein? Rien. Je reviens de Sienne où j’ai assisté au colloque annuel italo-britannique. Le désarroi des experts est évident. Le Royaume-Uni n’a plus d’horizon. Je suis convaincu que le choix démocratique du Brexit se paiera cher. Très cher.
– Vous revendiquez une approche pragmatique pour réformer l’Union européenne. Ce pragmatisme pourrait-il, par exemple, ouvrir la porte à des coopérations renforcées avec la Suisse, pays partenaire?
– La Suisse a le même problème que l’UE: elle doit survivre dans un monde de brutes. La question est dès lors de savoir comment l’on fait front ensemble. L’intérêt communautaire est de faire basculer les Suisses du côté de Bruxelles, et non du côté du Brexit. J’ai été invité plusieurs fois à Lausanne, à Genève, à Zurich, à Saint-Gall, à La Chaux-de-Fonds. Et j’y ai toujours répété la même chose: la Suisse et l’UE ne peuvent pas se permettre un face-à-face sans issue.
Pousser les Suisses dans les bras du Royaume-Uni serait une grave erreur politique. Aujourd’hui, même le club traditionnel des supporters anglo-saxons de Londres, composé de la Suède, du Danemark ou des Pays-Bas, a pris ses distances. Je le dis aux interlocuteurs bruxellois de la Confédération: réveillez-vous!
– L’Allemagne vote dimanche. Comment faire pour qu’Angela Merkel, si elle est réélue, demeure la pierre angulaire de ce renouveau européen?
– Il faut d’abord que la chancelière, si elle est reconduite dans ses fonctions par les électeurs allemands, prenne la tête d’une coalition positive pour l’UE. J’espère donc qu’elle ne fera pas alliance avec les libéraux, de plus en plus eurosceptiques. L’alliance souhaitable, vue de Bruxelles, serait celle des chrétiens-démocrates avec le SPD social-démocrate et les Verts. L’autre condition du renouveau est que Berlin trouve d’urgence un accord avec Paris sur la réorganisation et la gouvernance de la zone euro. Le président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, le répète sans cesse: il ne faut pas laisser son institution piloter l’économie du continent. Ce n’est pas sa mission.
– Le 1er octobre, la Catalogne va voter sur son indépendance lors d’un référendum suspendu par la Cour constitutionnelle espagnole. Le délitement de l’UE est annoncé?
– La cassure entre la Catalogne et l’Espagne est une bombe qu’il faut désamorcer. Les Catalans doivent être prévenus: leur sortie de l’Espagne marquerait la sortie de l’euro et de l’Union européenne sans aucune garantie de retour, car jamais Madrid n’acceptera de les réintégrer. Or ces décisions se prennent à l’unanimité. Je suis persuadé que la porte demeure ouverte pour un nouveau dialogue. L’histoire ne doit pas s’achever avec ce vote.
A lire: «Faire l’Europe dans un monde de brutes» avec Sébastien Maillard (Ed. Fayard).
Enrico Letta s’exprimera jeudi à 18h30 à la Maison de la Paix à Genève pour la conférence d’ouverture de l’année académique du Graduate Institute.