Le «dialogue» entre Belgrade et Pristina est au point mort, même si le Kosovo vient de former une nouvelle équipe de négociations ouverte à tous les partis politiques, qui est attendue à Bruxelles le 8 janvier. En effet, les mauvaises nouvelles n’ont pas arrêté de s’accumuler depuis l’automne. Le 20 octobre, l’assemblée générale d’Interpol rejetait la candidature du Kosovo, à la suite d’une intense campagne de lobbying de la Serbie. Dès le lendemain, Pristina décidait de taxer à 100% toutes les marchandises en provenance de Serbie, et le 14 décembre, le parlement du Kosovo votait la création d’une armée – franchissant, selon Belgrade, une nouvelle «ligne rouge».

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Le risque de créer un précédent

Pourtant, les chefs des deux Etats, le Kosovar Hashim Thaçi et le Serbe Aleksandar Vucic garderaient ouvert un canal secret de négociations, avec un objectif: montrer qu’Albanais et Serbes ne peuvent plus vivre ensemble et que le temps d’une «redéfinition des frontières» serait donc venu. Le Kosovo et la Serbie pourraient ainsi conclure un accord «définitif», qui supposerait que Belgrade reconnaisse l’indépendance de son ancienne province, mais qui passerait par une «correction» des frontières. Nul ne sait exactement en quoi celle-ci pourrait consister, mais cela n’a pas empêché les Etats-Unis et de nombreuses chancelleries occidentales de faire savoir qu’ils n’étaient «pas opposés» à cette hypothèse. Seule l’Allemagne continue de mettre en garde sur les risques de créer au Kosovo un précédent qui pourrait faire éclater les frontières de la région.

Les options de l’échange sont connues de longue date: le nord du Kosovo contre la vallée de Presevo, dans le sud de la Serbie. Le premier, contigu à la Serbie, abrite, sur 1800 km², quelque 35 000 Serbes qui ne reconnaissent pas l’indépendance proclamée par Pristina. La région était autrefois industrielle, mais les mines abandonnées du combinat de Trepca n’ont plus de réel intérêt économique, même si elles sont toujours agitées comme un totem, tant par les Albanais que par les Serbes. Le nord du Kosovo est presque homogène, à l’exception de quelques villages albanais et de la ville de Mitrovica elle-même, où l’on trouve des quartiers mixtes sur la rive nord de l’Ibar. Le vrai problème, toutefois, tient au fait que les deux tiers des Serbes du Kosovo, au moins 70 000 personnes, vivent dans des enclaves disséminées au sud de la rivière.

«Belgrade est prêt à nous sacrifier»

«Belgrade est prêt à nous sacrifier», lance Rada Trajkovic. Cette pionnière du dialogue serbo-albanais a joué la carte de la participation aux institutions du Kosovo, devenant vice-présidente du premier parlement élu après la guerre. Elle a finalement été lâchée par les siens: trop indépendante au goût d’Aleksandar Vucic, elle a été mise sur la touche par la Srpska lista, le parti serbe téléguidé par Belgrade. Rada Trajkovic a même perdu son emploi de chirurgienne à l’Hôpital de Gracanica, la grande enclave proche de Pristina, où vivent 15 à 20 000 Serbes. «Ici, assure-t-elle, les gens ont recommencé à vendre leurs terres et leurs maisons. Les acheteurs albanais expliquent que c’est le dernier moment pour obtenir un bon prix.»

Niché dans les contreforts des Montagnes maudites, le monastère orthodoxe de Visoki Decani, édifié au XIVe siècle par le roi serbe Stefan Decanski, a résisté aux siècles d’occupation ottomane comme aux guerres du XXe siècle. Son père abbé, l’archimandrite Sava, fait l’objet depuis l’été d’une campagne de haine lancée par les tabloïds proches d’Aleksandar Vucic. «Fin juillet, tout était prêt pour provoquer des incidents entre Albanais et Serbes. Ensuite, on aurait expliqué qu’il était temps de séparer les deux peuples. Nous avons révélé ce scénario diabolique sur les réseaux sociaux. Depuis, on me traite d’ennemi de la nation», lâche le religieux. «Le président Vucic veut une délimitation entre Albanais et Serbes, pas entre le Kosovo et la Serbie. C’est un retour aux années 1990, quand les nationalistes voulaient créer des territoires ethniquement homogènes.» A Pristina, certains responsables politiques confirment, à mots couverts, que Belgrade discute avec Tirana et que les cartes topographiques sont déjà déroulées.

Incapables de vivre ensemble?

Albanais et Serbes sont-ils pourtant incapables de vivre ensemble? A Kamenica, un gros bourg de l’est du Kosovo, lui aussi en déshérence industrielle, des paysannes serbes viennent vendre des pommes et des noix sur le marché. Autour de la place, les conversations se poursuivent dans les deux langues. «Je n’ai pas d’autre revenu, je ne touche aucune retraite, ni de Belgrade ni de Pristina», explique Verica, 70 ans. A l’époque yougoslave, Albanais et Serbes de Kamenica travaillaient dans les mêmes usines et habitaient les mêmes immeubles et la guerre de 1999 n’a pas réussi à briser les liens.

L’an dernier, la commune a été remportée par la gauche souverainiste, et le nouveau maire, Qendron Kastrati, multiplie les projets: neuf maisons ont été reconstruites pour des familles serbes et roms qui avaient fui le Kosovo en 1999. Il souhaite même édifier la première école «mixte» albano-serbe du Kosovo d’après-guerre. Fils d’un «martyr» de l’Armée de libération du Kosovo (UÇK), le maire de Kamenica n’entend pas transiger sur l’intégrité territoriale de l’ancienne province serbe, mais il veut relever le défi d’une société multiethnique. «Depuis vingt ans, les missions internationales au Kosovo ne parlent que de multiethnicité, mais sans aucun résultat. C’est à nous d’agir.»

Kamenica n’est qu’à une vingtaine de kilomètres de la Serbie, plus exactement de la vallée de Presevo, qui file vers la Macédoine en longeant le massif du Karadak. Le corridor X de développement européen traverse la vallée, avec son chemin de fer et l’autoroute en cours d’achèvement, qui doit relier l’Europe centrale au port de Thessalonique. Les Albanais sont archi-majoritaires à Presevo et représenteraient 60% des 40 000 habitants de la commune de Bujanovac, même s’il est difficile d’avoir des chiffres fiables: ces derniers ont boycotté le recensement de 2011, et la région connaît un exode massif, qui frappe toutes les communautés de la vallée, les Albanais, les Roms et les Serbes.

Le rattachement au Kosovo? «Une chance historique»

En 2001, un conflit a opposé une guérilla albanaise aux forces de Belgrade. «Les accords de paix prévoyaient le développement économique et l’intégration politique des Albanais en échange du désarmement, mais rien n’est venu», déplore Ragmi Mustafa, récemment élu à la tête du Conseil national albanais, l’institution représentative de la minorité. «Aujourd’hui, nous avons la chance historique d’obtenir enfin le rattachement au Kosovo.» Ragmi Mustafa n’ignore pourtant pas qu’il est peu probable que Belgrade accepte d’abandonner toute la vallée, dont l’importance stratégique est supérieure à celle du nord du Kosovo. L’hypothèse d’un échange de territoires supposerait plutôt un découpage laissant des villages, tant albanais que serbes, du «mauvais» côté des nouvelles frontières.

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Vingt ans après la fin de la guerre du Kosovo, c’est une étrange conjonction de planètes qui a remis la question d’un «accord final» au premier plan des agendas: la commissaire européenne Federica Mogherini voudrait boucler un deal «historique» avant la fin de son mandat, tandis qu’une épée de Damoclès pèse sur la tête d’Hashim Thaçi, avec la nouvelle Chambre spécialisée chargée de juger les crimes de guerre de l’UÇK. «Le président essaie de se poser en faiseur de paix, afin d’échapper à la justice», estime un diplomate en poste à Pristina.

«Les Russes sont à l’initiative de cette idée», assure de son côté l’ancien journaliste Halil Matoshi, conseiller du premier ministre, Ramush Haradinaj. Les soutiens les plus marqués à la perspective d’une «redéfinition» des frontières sont, jusqu’à présent, venus de l’administration américaine, mais Moscou pourrait en effet faire son miel d’un précédent kosovar et demander son application aux frontières de l’Ukraine. «Il n’existe aucun exemple dans l’histoire d’un échange de territoires qui n’ait pas entraîné de déplacements de populations», rappelle Rada Trajkovic. «Est-ce d’une tragédie de ce type dont l’Europe a aujourd’hui besoin?»