Eric Zemmour et les médias: des liaisons si dangereuses
France
AbonnéLe polémiste français a bâti son succès public sur sa notoriété télévisuelle et son extraordinaire entregent médiatique, construits sans la téléréalité de Donald Trump mais en dévoyant sa spécialité: le journalisme politique

«Zemmour devrait se pencher un peu plus sur nos assiettes et notre littérature: son discours manque de terrines, de cassoulet, de panache, de noblesse et de générosité. Se souvient-il parfois qu’on est le pays de Gargantua, de d’Artagnan et de Cyrano?» Le 14 octobre, l’écrivain-journaliste Gilles Martin-Chauffier signe dans Paris Match une tribune cinglante: «Réactions françaises». Celui dont le dernier roman – Le dernier tribun (Grasset) – raconte la guerre du verbe, dans la Rome antique, entre Cicéron (l’orateur allié à Pompée) et Publius Claudius (homme lige de César), moque les harangues du presque candidat à la présidentielle française, dont il regrette le manque d’empathie… pour les Français. Mais l’essentiel est en fin d’article. L’éditorialiste prévient tous ceux, artistes, intellectuels, activistes, qui croient pouvoir arrêter le très réactionnaire Eric Zemmour à coups de tribunes bien pensantes dans les médias. «Autant arrêter le vent avec ses mains. Les bons sentiments ne marchent pas. Zemmour ne doute jamais.»
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Arrêter le vent… Gilles Martin-Chauffier ne croit pas si bien dire. Quelques jours plus tard, le rédacteur en chef de son hebdomadaire paie cash le fait d’avoir publié à la une un cliché du polémiste en maillot de bain, au lendemain de son meeting du 17 septembre à Toulon, en compagnie de celle qui désormais règne sur sa précampagne: sa collaboratrice de 28 ans, l’énarque et haut fonctionnaire Sarah Knafo. Disciple d’Edwy Plenel, le patron de Mediapart avec lequel il s’est fâché, Hervé Gattegno fait entrer Zemmour dans le club très fermé des politiciens suivis par les paparazzis. Voici l’essayiste de 64 ans transformé en star people au ventre plat et caleçon de bain moulant, avec son assistante naïade.
Equité du temps de parole
Colère de l’actionnaire principal de Paris Match, le milliardaire Vincent Bolloré, parrain de la venue d’Eric Zemmour sur sa chaîne d’information CNews, que ce dernier a dû quitter à la mi-septembre sur l’injonction du Conseil supérieur de l’audiovisuel, pour cause de probable candidature et d’équité du temps de parole. Le 19 octobre, Gattegno est licencié. Aux yeux du magnat breton de la finance et de l’audiovisuel (Canal+, CNews, et la main mise sur le groupe Lagardère…) qui le couve, le polémiste, défenseur des valeurs traditionnelles françaises, doit demeurer un candidat différent, dont seul le message doit être médiatisé. Grand manitou des peurs françaises, expert en polémiques et visé dans le passé par des accusations de harcèlement sexuel, l’ex-journaliste, désormais séparé de son épouse avocate, doit être protégé par les médias amis, pas exposé. «Zemmour nous instrumentalise s’énerve, anonyme, un collaborateur de Match. Il fait cela d’autant mieux qu’il nous connaît tous. Il est comme un cheval de Troie resté dans nos rédactions. On l’y a fait entrer. Maintenant, il nous envahit…»
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Direction BFM TV, la chaîne d’info continue concurrente de CNews. Les locaux de la première jouxtent le boulevard périphérique qui entoure Paris, Porte de Sèvres. Ceux de la seconde ne sont pas loin, à Issy-les-Moulineaux, commune de banlieue devenue «hub médiatique» (France 24 et RFI y sont aussi) par la grâce de son maire de droite, le truculent André Santini, dont Eric Zemmour louait jadis les traits d’humour et les vacheries. A BFM TV, l’ancien chroniqueur du Figaro est un aimant. Pas une journée sans qu’il ne soit à l’écran, via ses meetings – supposés être des présentations de son dernier livre La France n’a pas dit son dernier mot (Ed. Rubempré) – ou ses interventions sur d’autres chaînes. BFM a même eu le coup de génie, coté audience, de mettre, le 24 septembre, Eric Zemmour face au candidat de la gauche radicale Jean-Luc Mélenchon, tribun féru d’histoire comme lui. Bingo! 3,81 millions de téléspectateurs. Un record qui confirme l’équation fatale: Zemmour = audimat = temps d’antenne = progression dans les sondages.
Le miroir de l’entre-soi journalistique
«Là, Zemmour ressemble à Trump juge Roger Cohen, correspondant du New York Times à Paris. Il fait le show. Les chaînes de TV se l’arrachent. Il sature les écrans et devient incontournable pour une partie des électeurs.» Sauf qu’en matière médiatique, l’arrière-boutique Zemmour n’a rien à voir avec celle de l’ex-président américain. Trump venait de la téléréalité. Trump vendait sa prétendue réussite financière comme un modèle. Trump était, à tous égards, l’opposé de Barack Obama et d’Hillary Clinton. Trump était un météore. Il était aux antipodes de l’entre-soi journalistique. Alors qu’Eric Zemmour… en est le pur produit, tout en renvoyant ses ex-collègues au miroir de leur entre-soi bourgeois et parisien. «Il pense, en mettant l’accent sur son enfance à Montreuil, en banlieue, qu’il fait corps avec le peuple parce qu’il est issu d’une partie modeste de la population française, un peu comme le philosophe Michel Onfray» juge Alain Minc, banquier d’affaires, auteur en 1990 de La vengeance des nations, aujourd’hui vilipendé par Zemmour après l’avoir souvent côtoyé.
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Ancien collaborateur de Nicolas Sarkozy – et l’un des premiers employeurs de Sarah Knafo, la jeune égérie zemmourienne – l’ex-député gaulliste Henri Guaino nous l’expliquait aussi cet été au Festival international de journalisme de Couthures-sur-Garonne, en compagnie de Micheline Calmy-Rey: «Eric Zemmour bluffe les journalistes parce qu’il a franchi le pas et qu’il ose s’en prendre aux politiques alors que beaucoup de ses ex-confrères et consœurs les ménagent. Il est le côté obscur du journalisme. Ça les fascine.» Avec, en prime, une sorte de «je te tiens tu me tiens par la barbichette» franco-français qui le protège: «Zemmour se sait vulnérable du côté de sa vie personnelle et amoureuse. Mais combien de journalistes français connus, comme lui, ont les mêmes casseroles: adultère, aventures à répétition…?» s’interroge devant nous une de ses anciennes consœurs au Figaro. On pense aux poursuites entamées contre Patrick Poivre d'Arvor, classées sans suite en juin dernier. «Les vrais politiques sont bien plus exposés que lui. A nous, les journalistes ne pardonnent rien s’énerve un sénateur pro-Macron. Qui va demander à Zemmour l’origine de ses costumes comme on l’a fait pour François Fillon alors qu’il sait combien untel a fait de «ménages» (des animations rémunérées) pour arrondir ses fins de mois?»
Diatribes anti-islam
Pas question non plus de lui interdire les plateaux en raison de ses diatribes anti-islam. L’époque a changé. La menace terroriste islamiste, puis les crises migratoires, ont libéré la parole. Le procès des attentats de Paris du 13 novembre 2015, ouvert début septembre, va durer neuf mois, en pleine campagne présidentielle. Désigner le prophète Mahomet comme un danger civilisationnel pour l’Occident, et agiter le spectre du «grand remplacement» est presque devenu banal. A preuve: Céline Pigalle est l’actuelle patronne de BFM TV. Elle était, en 2014, directrice de la défunte chaîne Itélé (rachetée par Bolloré et devenue CNews). Laquelle s’était séparée d’un de ses chroniqueurs vedette nommé… Eric Zemmour, après que celui-ci avait déclaré au Corriere Della Serra, «les musulmans ont leur code civil, c’est le Coran» (propos pour lesquels il a été poursuivi pour injures raciales, d’abord condamné, puis relaxé en appel). Aujourd’hui, les caméras de BFM le suivent partout et diffusent, sans limites, sa défense du traitement des juifs français par le régime de Vichy durant la guerre, ou ses éloges de la colonisation, lui le fils de pieds-noirs, ces rapatriés d’Algérie.
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«Il n’est pas un produit de «politico-réalité» avertit dans Le Monde l’avocat Frédéric Salat-Barroux, ancien collaborateur de Jacques Chirac, et époux de sa fille Claude. C’est un idéologue révolutionnaire qui emprunte aux années 1930 les stratégies de conquête du pouvoir.» L’ex-parachutiste Jean-Marie Le Pen – qui soutiendra Zemmour si sa fille Marine ne devait finalement pas être candidate – a, en France, été le premier à franchir le Rubicon de l’outrance raciale et anti-musulmane, et il en avait payé le prix. Eric Zemmour a compris qu’en ce début de XXIe siècle, celle-ci est devenue possible à assumer sur les plateaux de télévision. Comme lorsque, sous la Troisième République (1871-1940), les penseurs nationalistes d’extrême droite – dont Maurice Barrès, une de ses références – occupaient ouvertement les devants de la presse.
L’historien Gérard Noiriel, spécialiste de la classe ouvrière française et engagé à gauche, a étudié de très près la «méthode Zemmour». Son livre Le venin dans la plume (Ed. La Découverte), publié en 2019, compare l’auteur du Suicide Français (Albin Michel, près de 500 000 exemplaires vendus en 2014) au pamphlétaire antisémite Edouard Drumont, auteur de La France juive, fondateur de La Libre Parole puis brièvement député d’Alger entre 1897 et 1902, à l’apogée de la France coloniale. La comparaison entre Zemmour, de confession juive et Drumont, qui haïssait les «israélites» peut laisser perplexe. Mais son avis sur la relation entre Zemmour et les médias sonne juste: «Une partie de sa force destructrice vient de sa capacité à décoder tous leurs paramètres, comme Drumont à l’époque. Zemmour sait ce qui fait le buzz et quand il faut le faire. Et comme il a passé sa vie professionnelle à interviewer des politiques, il connaît les handicaps de ces derniers». S’y ajoute un tabou ultime: «Zemmour est juif, comme moi ironisait récemment au micro de RTL Roger Cohen, du New York Times. Or est-ce que cela lui donne le droit de s’en prendre à une partie des Français, dans un pays où la population est si diverse? On peut s’interroger».
Méchanceté et élégance du verbe
La course à l’audimat n’est donc pas l’unique fil rouge de la «zemmourisation» de l’espace médiatique français. Certes, depuis ses apparitions dans l’émission de Laurent Ruquier «On n’est pas couchés» chaque samedi soir de 2006 à 2011, Eric Zemmour «cartonne» devant les caméras parce qu’il manie des cartes qui font mouche: méchanceté et élégance du verbe, incontestable culture historique et désignation de boucs émissaires (l’islam, la gauche politiquement correcte, les anciens de mai 1968, aujourd’hui la cancel culture…). Il y a autre chose: «Eric Zemmour a compris que les journalistes, même ses pires ennemis, l’envient un peu, juge le député Jean-Louis Bourlanges, pour qui le polémiste «mène la droite française dans une impasse» en voulant la marier avec l’extrême droite.
Ses anciens collègues, d’ailleurs, ne le raillent guère. Beaucoup se souviennent «d’Eric», le journaliste politique plutôt sympa. «Tous ont, comme lui, souvent l’impression que les politiques sont moins talentueux qu’eux. Son aventure les réhabilite. Même ceux qui exècrent ses arguments savourent une sorte de revanche à voir l’ex-confident des hommes de pouvoir les devancer dans les sondages et défier aujourd’hui Macron, ce président amateur de la pensée complexe qui les a toujours snobés» complète le directeur d’un institut de sondage, peu désireux de s’attirer les foudres de «Z». Entre la politique et les médias, les liaisons ne peuvent être que dangereuses.