Eurovision: Moscou veut prendre sa revanche sur Kiev
Chanson
En envoyant à l’Eurovision une chanteuse en chaise roulante, Moscou tente de pousser Kiev à la faute éthique. L’Ukraine envisage de disqualifier Julia Samoylova parce qu’elle s’est rendue illégalement en Crimée

La politique va une fois de plus égrener des notes dissonantes sur la partition du plus sirupeux des concours musicaux. Le Kremlin a manœuvré pour qu’une chanteuse handicapée soit sélectionnée afin de représenter la Russie à l’Eurovision, qui se déroule cette année à Kiev. Complètement inconnue du grand public russe jusqu’à, sa sélection le mois dernier, Julia Samoylova chante en chaise roulante depuis sa tendre enfance, à cause d’une vaccination ayant mal tourné. Sa chanson «Flame Is Burning», aux paroles sentimentales et au caractère optimiste, s’inscrit parfaitement dans les canons du concours. Son handicap devrait lui attirer la compassion du public international.
Sus au candidat russe
À Kiev, c’est moins certain. Car les autorités ukrainiennes lui reprochent de s’être rendue en Crimée lors d’une tournée en 2015, où elle a publiquement soutenu l’annexion de la Crimée par la Russie. Une récente loi votée par le parlement ukrainien donne aux douaniers le droit de bannir du territoire ukrainien toute personne ayant visité la péninsule sans avoir franchi la frontière terrestre contrôlée par la douane ukrainienne. Les Russes, qui peuvent se rendre en Crimée par les airs, ne prennent quasiment jamais cette peine, puisqu’elle rallonge le trajet d’au moins deux jours. Les services de sécurités ukrainiens n’ont pas tranché à ce jour et continuent d’examiner la possibilité de bannir Samoylova. Préférant visiblement attendre aussi longtemps que possible avant de mettre les doigts dans ce conflit, les organisateurs d’Eurovision ne souhaitent pas prendre position publiquement sur l’affaire.
Le Kremlin chercher d’ores et déjà à ridiculiser l’Ukraine en minimisant les opinions de Samoylova sur la Crimée et en mettant l’accent sur un fait accompli. «Tout le monde [du show-biz russe] s’est déjà rendu en Crimée [après l’annexion]», a affirmé le porte-parole du Kremlin Dmitry Peskov en s’adressant aux médias russes. «[L’Eurovision] est une compétition internationale et le pays hôte a pour obligations de suivre les lois internationales».
Une revanche risquée
La Russie avait très mal pris la victoire en 2016 d’une chanteuse tatare de Crimée sous les couleurs de l’Ukraine, avec une chanson aux connotations politiques. La chanson de Jamala «1944» évoquait la répression stalinienne du peuple tatare de Crimée en faisant des sous-entendus sur une répression actuelle de nouveau menée par Moscou. Arrivée en finale face à Jamala, la Russie l’avait d’autant plus mal pris d’être coiffée sur le poteau.
Mais tient-elle aujourd’hui sa revanche? Le choix d’une candidate handicapée identifie la Russie non pas à un pays agresseur, mais à une victime. Toutefois, cette tactique est à double tranchant, car la Russie est très loin d’être un exemple en matière de traitement des handicapés. Le pays a beaucoup de retard sur les pays européens au niveau des équipements et des aides. Les transports en commun accessibles restent très rares et beaucoup restent cloîtrés chez eux faute de moyens mis en œuvre pour leur intégration.
Guerre d’information permanente
Juste avant que n’éclate la polémique autour de Samoylova, l’Eurovision avait déjà été entraînée dans un épisode de la guerre de l’information permanente que se livrent Russes et Ukrainiens. La chaîne de télévision de l’armée russe «Zvezda» aurait publié le 25 février sur son site un article sous le titre «L’Ukraine est représentée à l’Eurovision par un chanteur ressemblant à Hitler», plaçant côte à côte le dictateur et le chanteur du groupe O. Torvald, candidat de l’Ukraine. Une comparaison typique dans les médias russes, qui se plaît à assimiler le gouvernement ukrainien à une «junte néonazie». Plusieurs médias ukrainiens avaient immédiatement fait circuler une copie d’écran du site de Zvezda, dénonçant une «propagande mensongère». Zvezda a tout de suite répliqué que la copie d’écran était un «faux» et a nié avoir jamais publié ce montage photo.
Entre le vrai et le faux, le cynisme et la sentimentalité, la compassion et l’infamie, le concours progresse en terrain miné. À moitié aveuglée par l’humiliation politique et militaire subie en 2014, l’Ukraine saura-t-elle éviter un faux pas?