«La France nourrit une schizophrénie par rapport à la globalisation»
France
Professeur à l'Institut de hautes études internationales et du développement de Genève, Jean-François Bayart est notamment l’auteur de «L'Illusion identitaire». Pour lui, opposer globalisation et Etat-nation est un contre-sens

Le Temps: Existe-t-il aujourd’hui un «mal» spécifiquement français?
Jean-François Bayart: Quelques-uns des symptômes du mal français trahissent plutôt un mal européen. Je pense notamment à la montée de l’extrême droite qui est généralement interprétée comme l’un des signes de ce mal français, ou alors comme celui de la création d’anticorps à ce même mal, selon où on se situe. En réalité, on retrouve cette mise en avant de problématiques identitaires dans l’ensemble de l’Europe, que ce soit sous la forme de l’extrême droite (comme en Autriche) ou d’une droite qui se revendique de la démocratie libérale, comme en Hongrie et aujourd’hui en Pologne, ou sous la forme du néonazisme comme en Grèce avec Aube dorée ou alors d’un nationalisme et d’une xénophobie qui peut prendre la forme du Brexit en Angleterre.
Même un pays comme les Pays-Bas, dont on saluait la tolérance, a largement anticipé la crispation française sur un nombre de questions. Il est difficile aussi de ne pas mettre en relation ces différents avatars de la problématique de l’identité avec le regain de nationalismes internes à certains Etats, comme en Ecosse ou en Catalogne. C’est donc un mal assez général.
– Mais alors d’où vient cette insistance à associer ce «symptôme» à la seule France?
– Je crois que, hors de France, cette obstination à percevoir une sorte d’exceptionnalisme français tient en partie à une certaine irritation ou déception à l’égard de ce pays. Les Etats européens entretiennent une relation compliquée envers ce pays, qui est peut-être tout bêtement le contrecoup de Napoléon, de l’idée de la Grande Nation, de Louis XIV, etc...
Il n’y a pas que le hamburger qui s’est globalisé. La baguette de pain, elle aussi, se trouve aujourd’hui partout, que ce soit à Tokyo, à New York ou en Afrique. Paris reste la première destination touristique au monde.
Une sorte de «French bashing» à l’égard d’une France qui a dominé ou voulu dominer l’Europe, ce qui laisse inévitablement des séquelles. Il y a peut-être, également, une exaspération à la hauteur des attentes, voire de l’amour que l’on porte à ce pays, un côté amour déçu.
– Pourtant, les Français eux-mêmes sont les premiers à évoquer cette singularité…
– Du côté français, il y a évidemment une forme d’arrogance à dire: «Nous sommes les seuls à avoir contracté cette mononucléose identitaire.» Même si cela renvoie à une problématique plus générale, ce qui est assez français, c’est la schizophrénie qui y règne par rapport à la globalisation. Le pays va mal économiquement mais il reste tout de même le cinquième pays exportateur au monde, ce qui n’est pas rien pour un pays de 60 millions d’habitants. Nous sommes un pays qui, par l’exportation, vit de la globalisation. Mais il ne faut pas oublier non plus que la France est un gros producteur de globalisation, et pas seulement par ses produits de luxe, mais également par ses modes de vie les plus triviaux.
Nous faisons un contresens lorsque nous opposons globalisation et Etat-nation... Il y a en réalité une synergie évidente entre l’universalisation du capitalisme et celle de l’État-nation en tant que mode d’organisation politique
Il n’y a pas que le hamburger qui s’est globalisé. La baguette de pain, elle aussi, se trouve aujourd’hui partout, que ce soit à Tokyo, à New York ou en Afrique. Paris reste la première destination touristique au monde. Les Français sont en outre de grands consommateurs de globalisation, et pas seulement parce qu’ils achètent des fringues américaines ou des motos japonaises… C’est sans doute à Paris que l’on peut voir le plus de films étrangers en version originale. Il y a peu de pays culturellement aussi ouverts que la France. La cuisine française s’est ainsi réinventée notamment par une collaboration avec la cuisine asiatique, et si vous demandez aux Français quel est leur plat favori, ils ne répondent pas le steak frites mais le couscous. Vous avez donc un pays qui est très extraverti économiquement et culturellement mais qui vit la globalisation sur un mode obsidional.
– Cette dualité est-elle davantage marquée qu’ailleurs?
– Dans notre histoire, l’État-nation est doublement central. D’abord, parce que c’est la France qui a inventé cette idée, au moment de la révolution française. Ensuite, parce que dans notre organisation politique et administrative, cela reste absolument central, et les Français continuent d’avoir de très grandes attentes vis-à-vis de l’État. Cet Etat-nation auquel ils sont si fortement attachés, les Français le sentent menacé par ce que l’on appelle la globalisation, c’est-à-dire à la fois l’immigration et la montée en puissance du marché, les multinationales, etc.
Encore une fois, cela ne concerne pas seulement la France, ni même la vieille Europe. Il suffit de voir comme Donald Trump, aux Etats-Unis, fait de la résistance à l’immigration le centre de sa campagne. Mais la distorsion propre à la France tient plutôt à son incapacité à critiquer un lieu commun, à savoir l’idée que la globalisation détruirait l’État. Je crois que l’une des raisons de ce mal-être en France, c’est ce sentiment d’une identité nationale qui serait mise en danger par la globalisation. Voilà la preuve d’une incompréhension face à une réalité historique qui ne correspond absolument pas à ce faux diagnostic.
– Expliquez-vous…
– En fait, nous faisons un contresens lorsque nous opposons globalisation et Etat-nation. Si vous regardez les deux derniers siècles, il y a en réalité une synergie évidente entre l’universalisation du capitalisme et celle de l’État-nation en tant que mode d’organisation politique. Les deux vont ensemble. Si vous prenez par exemple 1848, c’est à la fois l’apogée du libre-échange et «le printemps des peuples», soit la révolution nationale.
La règle reste valable jusqu’à aujourd’hui. La dissolution de l’Union soviétique, c’est le retour à la problématique de l’État-nation, sur un mode très nationaliste, et simultanément l’intégration de la Russie au capitalisme. Pour la Yougoslavie, c’était pareil. Son effondrement a donné naissance à un système d’Etats nations furieusement nationalistes et au parachèvement des libéralisations économiques dans l’espace yougoslave. Les Français – pas plus que les autres – ne comprennent pas comment tout cela fait système. Ils ne voient pas que, plus il y a de globalisation, plus il y a d’État-nation. C’est une sorte de machine infernale.
Ma thèse, c’est que cette synergie entre les deux va se traduire par une crispation identitaire sur la même période, c’est-à-dire à partir du 19e siècle. Les consciences particularistes sont les véritables idéologies de la globalisation. Si vous prenez l’Afrique, c’est le développement de l’ethnicité: or l’ethnicité n’est pas le contraire du nationalisme. C’est plutôt un mode d’appropriation de l’État, une négociation avec l’État central.
– Idem pour la France?
– En France, vous avez le phénomène du régionalisme à la fin du XIXe siècle, comme par exemple l’invention d’une ethnicité provençale. Un exemple très éloquent: toute la cuisine régionale dont on s’enorgueillit, et qui est devenue un élément de fierté nationale, ce n’est pas l’expression du génie du paysan français, comme on la présente, mais au contraire un pur produit du capitalisme français. A partir du moment où vous avez un réseau de chemin de fer, développé par les capitalistes saint-simoniens, les paysans vont pouvoir approvisionner les halles des grandes villes, et surtout les Halles de Paris.
Depuis le 11 Septembre, face à l’intensification de la dérégulation, l’État n’a jamais été aussi intrusif également dans le domaine financier. D’ailleurs, la Suisse le sait bien puisqu’elle en fait la cruelle expérience
Là, il va y avoir des stratégies marketing, de mise en valeur des produits, etc. Donc le fromage le Pont-l’évêque n’est pas l’expression de l’âme éternelle de la Normandie mais bien le produit dérivé de la ligne Paris-Deauville. Si on ne pose pas le problème de cette façon, on ne comprend pas cette espèce de tension créatrice entre la globalisation capitaliste et l’affirmation de l’État nation. La résultante de cette tension, ce sont des idéologies très particularistes, qui fonctionnement souvent sur le mode de la rétraction identitaire.
– L’Etat peut donc dormir tranquille?
– D’abord, il faut bien comprendre que la libéralisation économique ne signifie absolument pas un recul des prérogatives souveraines de l’État. Là encore, on est dans le déni. C’est bel et bien par le biais de la privatisation des compagnies aériennes, par exemple, que l’État en Europe de l’Ouest ou en Amérique du nord est devenu un Etat policier. Depuis le 11 Septembre, face à l’intensification de la dérégulation, l’État n’a jamais été aussi intrusif également dans le domaine financier. D’ailleurs, la Suisse le sait bien puisqu’elle en fait la cruelle expérience.
De la même manière, si on avait supprimé le droit d’asile par voie constitutionnelle, j’ose espérer qu’il y aurait eu des dizaines de milliers de protestataires dans les rues. Or on l’a bel et bien annulé, depuis une quinzaine d’années au moins, en confiant aux compagnies aériennes privées le soin de contrôler les visas Schengen à l’embarquement. Sans même parler du recours à des compagnies privées en matière de sécurité afin de contourner les contrôles parlementaires… En fait cette privatisation de l’État n’est pas un recul de l’État. Concrètement, on a là des formes de pouvoir policier, voire autoritaires. Cela montre bien que le mal n’est pas là où l’on pense. L’État n’est pas la victime de la globalisation, mais bien l’enfant de la globalisation.
– Pourtant, l’État n’a pas bonne presse…
– Dans le discours des néo-libéraux, l’État est le mal absolu, sauf que le néo-libéralisme c’est la bureaucratisation du monde. Que ce soit le professeur, le médecin ou l’architecte, chacun passe son temps à être son propre fonctionnaire. Cela, Max Weber l’avait déjà compris, puisque pour lui les entreprises étaient des instruments bureaucratiques qui relevaient de la domination rationnelle légale. A l’inverse, les alternatifs vont voir dans l’État le mal absolu pour des raisons différentes, puisque c’est l’État de la répression, etc. Mais au fond, les uns et les autres posent mal le problème.
J’ai introduit l’idée selon laquelle le régime dominant aujourd’hui, c’est le «national-libéralisme», qui entretient avec le libéralisme le même rapport que le national-socialisme avec le socialisme. Nicolas Sarkozy est en quelque sorte à l’apogée de ce mouvement, et à son égard j’avais utilisé cette formule: «Le nationalisme pour les pauvres et le libéralisme pour les riches.» Un personnage comme Sarkozy est très révélateur puisque d’un côté, c’est le fourrier de la globalisation financière, et d’un autre côté, il a promu un Etat policier et il a jeté en pâture au bon peuple ce débat sur l’identité nationale, dans l’espoir vain de se faire réélire. Mais on voit aussi cette combinatoire à l’œuvre chez François Hollande. Simultanément, il va mettre en œuvre une politique libérale sur le plan économique et, évidemment dans un concours de circonstances dramatique, il endosse une politique ultra-sécuritaire.
En France, comme dans tous les pays qui ont été dominants, il y a le sentiment d’une double déchéance
Même si vous prenez Emmanuel Macron, qui s’affichait contre la déchéance de la nationalité, et qui avait un discours très positif sur les banlieues, voilà qu’il se rend aujourd’hui à Orléans, pour s’inscrire dans le narratif le plus ringard qu’on puisse imaginer et pour tenir sur Jeanne d’Arc les propos les plus convenus. C’est tout de même extraordinaire.
– Voilà donc que revient la question identitaire…
– Tant que ce problème ne sera pas mis à plat, on ne pourra pas s’en sortir. On ne voit pas que, plus on fait de la globalisation, et plus on fabrique de l’identitaire. Mais on peut soulever d’autres perspectives. Je pense qu’en France, comme dans tous les pays qui ont été dominants, il y a le sentiment d’une double déchéance. Celle, d’abord, d’une France qui se rêve puissance hégémonique du continent. Cette France s’est suicidée, en même temps que l’Allemagne, en 1914. Et la crispation linguistique fait écho à ce sentiment de déchéance.
Ensuite, il y a la perte de l’empire colonial et une honte qui est entièrement refoulée. Et notamment les deux traumatismes énormes qu’ont été la guerre d’Indochine et surtout de l’Algérie. Il y a des milliers de Français qui ont été propulsés de leur banlieue ou de leur village dans une guerre horrible, qui ont commis ou vu commettre des atrocités, et qui ont été réinjectés dans le paysage français sans le moindre accompagnement. Cela laisse d’autant plus de marques que la France n’a pas su garder le leadership dans la solution de rattrapage qu’était devenue l’Europe. Tout cela a été occulté par des mécanismes de refoulement et ensuite par l’euphorie des trente glorieuses. Maintenant que les choses vont moins bien, il peut y avoir des remontées d’huile mémorielle qui renvoient sinon à l’identité, du moins à des formes de conscience historique.
Mais ces questions se mêlent au véritable mal français qu’est le chômage. C’est là qu’on voit la pertinence de la formule de national-libéralisme. A parler d’identité nationale, d’immigration, etc, on en oublie de parler d’économie. Or le fait majeur, ce n’est pas l’islam ou l’immigration, c’est le chômage de masse depuis maintenant la fin des années 70. Vous avez eu dans certaines familles deux générations qui n’ont pas connu le travail. C’est là le vrai fait majeur.
Précédents chapitres de notre série
- Le risque d'une France qui craque
- Daniel Cohn-Bendit: «La France est épuisée par le mélodrame de la crise»
- L'hypothèse du think tank Les Gracques: Ce dont la France fracturée a besoin, c’est de social-libéralisme
- Notre éditorial: La France sera-t-elle sauvée par ses villes?