Un mur haut de deux mètres se dresse face à qui doit se hisser dans l’impressionnant camion de Paolo Dima. En cette matinée de fin août, avant l’aube, ce routier chevronné partage pour une fois sa cabine. L’homme trapu d’une soixantaine d’années monte avec une agilité déconcertante à bord de son monstre long de 17 mètres et se montre fier du million deux cent mille kilomètres affiché au compteur. Il travaille pour CFM, une petite entreprise de transport qui s’occupe de dépôt de marchandises dans le port de Gênes. Ce jour-là, il doit rendre un conteneur vide au port de Pra’, à 18 kilomètres à l’ouest de la ville. L’écroulement du viaduc Morandi, dix jours plus tôt, lui impose de partir à 6h15, une heure plus tôt que d’habitude.

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Désagréments concrets

Avec l’effondrement du pont, le 14 août vers midi, s’est défait un nœud stratégique qui relie la France à l’ouest, la riche Lombardie au nord et le reste de l’Italie au sud. 43 personnes perdent la vie. La vétusté de l’infrastructure avait été dénoncée à plusieurs reprises les années passées. Le poids lourd de Paolo Dima sort du port de Gênes. La même colère et les mêmes arguments des ministres étoilés ou d’extrême droite sortent de la bouche du conducteur. Mais la politique est vite chassée par les désagréments concrets nés de la catastrophe. Le véhicule ne peut plus emprunter l’entrée d’autoroute à quelques centaines de mètres seulement de son point de départ. Ce tronçon permettait d’atteindre le viaduc Morandi, que le chauffeur dit avoir traversé «des millions de fois». Il assurait parallèlement une arrivée à destination en moins de 20 minutes. Le camion doit désormais tourner à gauche et s’engager sur la route longeant le port.

Le mois d’août et les vacances ayant vidé la ville, les rues sont pour l’heure peu fréquentées. Mais dès la rentrée mi-septembre, la «Canepa», l’unique alternative au pont Morandi aujourd’hui, sera empruntée par tous les véhicules entrant ou sortant du centre-ville. Après environ un kilomètre, le camion passe devant le terminal de l’armateur génois Messina. Que des files de voitures et de camions bloquent l’entrée de sa structure inquiète Ignazio Messina, l’un des dirigeants de la société. En 2017, le groupe familial a géré le chargement et le déchargement de 229 283 conteneurs sur un total de 2 622 187 unités dans le port de Gênes. Ce chiffre représente près de 26 millions de tonnes de marchandises diverses ayant transité cette année-là, faisant de la capitale ligure le port le plus important de la Péninsule.

«C’est l’économie locale qui souffre»

L’entrepreneur déplie les cartes qu’il a pris soin de marquer en couleur pour indiquer des voies alternatives et les présenter aux autorités génoises. «Nous avons étudié ensemble une autre option: passer à l’intérieur du domaine de l’Ilva», entreprise de sidérurgie dans le prolongement du port à l’ouest, explique Ignazio Messina, dans son bureau du centre-ville. Un doigt pointé sur l’écran de son ordinateur pour préciser le tracé de la route encore inexistante sur une autre carte, il assure que cette route «sera réservée au transport de marchandises».

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Il s’agit de la solution privilégiée pour éviter des files infinies de véhicules et le blocage des terminaux portuaires. Mais la pause estivale aidant, ce scénario ne s’est pas encore concrétisé. En réalité, le port n’a pas été touché économiquement. L’écroulement n’a eu aucune conséquence sur l’axe nord-sud qu’empruntent les marchandises tout juste débarquées, assure Gian Enzo Duci, professeur à l’Université de Gênes, spécialiste des transports – il s’agit de l’axe arrivant en Suisse notamment. «C’est l’économie locale qui souffre», avance celui qui est aussi devenu consultant du maire au lendemain de la catastrophe.

La fameuse camionnette

Cette économie locale est représentée par la fameuse camionnette qui a réussi à s’arrêter au bord du précipice après l’écroulement du viaduc. «Ce véhicule est utilisé pour la distribution de marchandises dans les supermarchés au sein même de la ville, détaille le professeur. Dans une autre ville, le camion aurait utilisé le réseau urbain ordinaire. Or ici, le viaduc Morandi était considéré comme l’un de ses tronçons. Il était indispensable aux déplacements internes» de la cité portuaire.

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La camionnette se déplaçait ainsi sur un axe ouest-est, indispensable à l’économie locale, mais aujourd’hui brisé. Des flux distincts s’y confondaient. Le viaduc était ainsi utilisé pour la distribution locale, mais aussi par «le trafic urbain classique, autrement dit par les habitants, détaille Gian Enzo Duci, et par les lignes commerciales nationales et internationales». Combler le vide laissé par l’écroulement du pont passe ainsi par la séparation de ces flux, explique encore le professeur.

Détournement d’une centaine de kilomètres

Paolo Dima arrive au port de Pra’ alors qu’une superbe lumière matinale caresse la montagne avoisinante. Comme le routier trapu, des milliers de camions empruntent tous les jours cet axe est-ouest. Il n’est pas encore 7h quand le véhicule parcourt le labyrinthe de routes enfermé entre les murs colorés de milliers de conteneurs. Quelques minutes suffisent pour décharger la boîte vide. Mais le routier est bloqué au port. Il rejoint au café local des dizaines de collègues. Une restriction temporaire de 7h à 9h30 les empêche de reprendre la route en sens inverse pour permettre aux Génois de se rendre au travail et dans les écoles.

Le routier comme l’armateur pestent contre cette interdiction. Elle leur coûte un temps précieux pour la gestion du port et des marchandises. Paolo Dima décide alors de se remettre en route pour pouvoir illustrer l’une des mesures lui tenant le plus à cœur. Les transports de marchandises arrivant de France ou du sud de l’Italie ne doivent plus passer par Gênes afin de ne pas engorger davantage la ville. Les autorités ont ainsi imposé un détournement d’une centaine de kilomètres, le plus court identifié. Mais le routier est convaincu que ses collègues étrangers ne respecteront pas la mesure. Il s’arrête alors sur une grande place au bord de l’autoroute surplombant Gênes. Il espère qu’un point de contrôle est installé dans cet espace pour s’assurer du respect de la disposition.

La colère gronde

Satisfait de son idée, il remonte à bord du camion. Une centaine de mètres le sépare d’un barrage routier. Paolo Dima est obligé de sortir de l’autoroute pour rejoindre la «Canepa». S’il avait continué, il aurait traversé un tunnel avant de se retrouver devant le viaduc écroulé, au-dessus de la rue Walter Fillak, la principale artère d’une zone populaire. Là, une partie du pont s’était écroulée sur des habitations. Et les bâtiments épargnés avaient été évacués à cause du risque de nouveaux écroulements. Plus de 600 personnes se sont ainsi retrouvées sans logement.

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Les autorités locales leur avaient donné rendez-vous la veille dans le cloître d’une église transformée en terrain de football. Un moment fort. Un responsable de la mairie de Gênes explique les deux options qui s’offrent à elle: la distribution d’un logement public ou d’aides financières de 400 à 900 euros. La colère gronde dans l’assemblée. Elle s’exprime en larmes lorsque les habitants prennent la parole. Une femme veut que ces promesses soient retranscrites pour en garder une trace. Puis un homme souhaite pouvoir rejoindre son vieil appartement pour y récupérer ses outils. «Nous travaillons sur des solutions définitives pour vous éviter une vie d’enfer», répond le fonctionnaire.

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«La ville ne pourra pas se passer du viaduc»

Dans la foule se trouve Luca Pirondini, élu du Mouvement 5 étoiles dans la ville de son fondateur, Beppe Grillo. Sa formation est réputée pour s’opposer aux grands chantiers, comme celui de la «Gronda» devant développer le réseau routier génois. Le conseiller communal partage la ligne de son parti, mais reconnaît que le «pont de Brooklyn» italien est indispensable. «La ville ne pourra pas se passer du viaduc», lâche Paolo Dima le lendemain, tout en tournant l’imposant volant. Son monstre sur roues vient de rentrer dans le port de Gênes.