Depuis que l’Espagne a rejoint la Communauté économique européenne (CEE) en 1986, la question de Gibraltar a opposé Madrid et Londres. D’innombrables «mini-crises» se sont produites autour de ce minuscule territoire de 6,5 kilomètres carrés et 30 000 habitants, conquête de guerre britannique «à perpétuité» entérinée par le traité d’Utrecht, en 1713. Mais l’Espagne n’a cessé depuis lors de revendiquer l’endroit. Pourtant, les conflits diplomatiques n’ont jamais duré longtemps. «Tout simplement grâce à l’arbitrage de Bruxelles, analyse un éditorial du journal Infolibre. En entrant dans le club européen, Madrid (a) dû accepter la singularité de Gibraltar.»

Remise en cause

A l’approche du Brexit, cet équilibre a été remis en cause. A l’issue des négociations sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, que va devenir cette drôle de colonie où l’on compte autant de sociétés que d’habitants? Quel sera le sort de cet îlot de prospérité où le niveau de vie est deux à trois fois supérieur à celui de l’Andalousie voisine?

Jusqu’alors, les «Llanitos» (le nom donné aux habitants de Gibraltar) pouvaient cultiver leurs contradictions, un rejet féroce d’un possible rattachement à l’Espagne mais une adhésion collective tout à la fois à leur particularisme, à la Couronne britannique, et à l’Union européenne. Avec le divorce prochain du Royaume-Uni, ce grand écart ne sera certainement plus possible. «Le territoire jouissait de sa singularité fiscale et aussi des traités européens garantissant la libre circulation des marchandises, des personnes et des services, même si Schengen ne s’y appliquait pas, confie le politologue Sanchez Cuenca. Et ce mélange, qui satisfaisait tout le monde à Gibraltar, risque fort de ne pas se maintenir.»

C’est ce qui explique les colères exprimées à Londres, avec notamment l’allusion à la guerre des Malouines de l’ancien leader conservateur Michael Howard, ainsi qu’à Gibraltar. Le premier ministre local, Fabian Picardo, n’a pas hésité à associer le Brexit à une situation «où l’Espagne pourra se comporter comme un tyran». Il faut lire entre les lignes: ce que craignent par-dessus tout les «Llanitos» dans leur ensemble (exécutif local, partis d’opposition et opinion publique réunis), c’est que leur territoire et sa singularité servent de monnaie d’échange, ou entrent simplement dans la balance, lors des négociations sur les conditions du divorce entre Bruxelles et Londres.

Droit de veto

«Ce qui serait bon signe, a précisé Fabian Picardo, c’est que dans ces débats il ne soit fait aucune mention de Gibraltar.» Or, c’est tout le contraire qui se profile à l’horizon: la modification du statu quo. Désormais, sauf surprise, Madrid aura un droit de veto systématique sur toute décision concernant le petit territoire.

Côté espagnol, la perspective du Brexit apporte la satisfaction de détenir désormais tous les atouts en main. «Si le gouvernement se montre aussi placide, dit l’analyste José Maria Carrascal, c’est parce que la position espagnole est largement partagée à Bruxelles et que notre pays est aujourd’hui en nette position de force.»

Vu de Gibraltar, c’est l’inverse: on appréhende avec horreur la perspective d’une «co-souveraineté» hispano-britannique sur le «Rocher», une option proposée par Madrid depuis les années 2000. Surtout, les esprits se figent sur la «verja», cette frontière, vitale pour les intérêts gibraltariens, que l’Espagne avait fermée entre 1969 et 1985. «Madrid a toujours manié la verja pour imposer ses vues, peut-on lire dans le Gibraltar Chronicle. Il lui suffit d’accentuer les contrôles douaniers et notre économie s’en ressent immédiatement.» Avec le Brexit, craint-on sur place, Madrid maniera la frontière comme un robinet qu’on ouvre et qu’on ferme à loisir.