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Le gouvernement français tente de diaboliser les «gilets jaunes»

«Séditieux de l’ultra-droite», «peste brune»: dans la majorité, les éléments de langage sont clairs: mettre les violences des «gilets jaunes» sur le compte de la présidente du Rassemblement national. Mais, pour l’instant, aucune force politique n’est en mesure de récupérer l’inclassable mouvement

Des «gilets jaunes» rassemblés à Paris, le 24 novembre dernier. — © John van Hasselt/Corbis via Getty Images
Des «gilets jaunes» rassemblés à Paris, le 24 novembre dernier. — © John van Hasselt/Corbis via Getty Images

En marge des manifestations de «gilets jaunes», émaillées de dérapages violents, le ministre français de l’Intérieur Christophe Castaner est passé directement de la case «maintien de l’ordre» à la case «offensive politique». Et l’on peut douter qu’il l’ait fait sans avoir recueilli la bénédiction d’Emmanuel Macron.

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Marine Le Pen mise en cause

Alors que les incidents éclataient à Paris, il a directement mis en cause la présidente du Rassemblement national (ex-Front national), Marine Le Pen, l’accusant d’avoir appelé à manifester sur les Champs-Elysées et d’avoir ainsi ouvert la voie à des «séditieux de l’ultra-droite».

La réalité est plus complexe. Marine Le Pen s’est en effet interrogée en fin de semaine dernière sur le fait que les «gilets jaunes» n’auraient pas droit à ce qu’on appelle «la plus belle avenue du monde» (du moins quand il n’y a ni casse, ni incendie, ni barricade). Mais elle n’a pas formellement appelé à manifester. Elle n’a d’ailleurs participé à aucun rassemblement, certains de ses proches s’en chargeant à sa place. L’un d’eux, Jean-Lin Lacapelle, est même allé jusqu’à qualifier Emmanuel Macron de «dictateur».

Un piège grossier

Si l’on entendait bien dans la manifestation des «On est chez nous», le cri de ralliement des troupes lepénistes, on y voyait aussi des militants de La France insoumise, des nostalgiques brandissant le portrait de Che Guevara. On y voyait surtout des «gilets jaunes» sans appartenance politique, lassés de tout, déçus par tous, qui ont tendance depuis quelques jours à passer de la demande de baisse des taxes à la démission d’Emmanuel Macron.

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Le piège tendu par le président de la République et sa majorité (le ministre Gérald Darmanin a évoqué «la peste brune») est gros comme une maison: tenter d’imposer l’idée que le mouvement des «gilets jaunes» est une affaire de l’extrême droite et que la politique française se résume à un face-à-face entre Marine Le Pen et lui-même, entre «les nationalistes» et les «progressistes», à six mois des élections européennes.

Le leader de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, ne s’y est pas trompé, réagissant dare-dare aux propos de Christophe Castaner sur le thème: nous aussi nous sommes là, nous aussi nous voulons faire la révolution. Comme le disait Jean Cocteau, «puisque ces mystères me dépassent, feignons d’en être l’organisateur…».

Plus de 1550 manifestations dans les régions

Les autres dirigeants de partis sont quant à eux absents: on n’a pas vu le président des Républicains, Laurent Wauquiez, pendant le week-end. Les porte-parole de La République en marche, incapables depuis dix-huit mois d’organiser sur le terrain des relais à la politique gouvernementale, répètent les éléments de langage habituels. Le Parti communiste, lui, tenait son congrès dans la plus grande indifférence en banlieue parisienne…

Tout le monde est dépassé. Et le plus important, samedi, se déroulait davantage en province qu’à Paris où la mobilisation, malgré des images impressionnantes de violence, est restée très modeste. Dans les régions françaises, plus de 1500 points de manifestations ont tenu toute la journée de samedi, parfois jusqu’à la nuit, certains remettant ça dimanche matin. Sans forcément bloquer les routes mais avec des opérations-escargots ou des barrages filtrants, au grand dam des commerçants qui, à un mois de Noël, voient fondre leur chiffre d’affaires.

La promesse d'«une réponse claire»

Emmanuel Macron semble tenté de jouer le pourrissement du conflit, mais pourra-t-il vraiment en sortir sans faire quelques concessions? Réponse mardi, puisqu’il doit présenter le «plan de programmation pluriannuelle de l’énergie», avec notamment l’annonce de la création d’un «Haut Conseil pour le climat» peu susceptible de faire baisser la température.

Dimanche, il n’était toujours pas question de renoncer, même provisoirement, à la nouvelle augmentation des taxes sur le diesel et l’essence prévue le 1er janvier 2019. Le président de la République, en marge du sommet de Bruxelles, a promis de donner «une réponse claire aux classes moyennes et laborieuses», des réponses «économiques et sociales mais aussi culturelles et de sens». En gros: fixer le cap et l’expliquer aux Français par un «discours de la méthode». Il aurait peut-être fallu commencer par là.

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Des fractures sociales qui ne cessent d’augmenter

Le travail de pédagogie pourrait cependant ne pas suffire. Car les fractures françaises ne remontent pas à l’élection d’Emmanuel Macron en 2017. Le politologue Jérôme Fourquet, chercheur associé à la Fondation Jean-Jaurès, les fait remonter, dans une interview au Parisien, au non des Français au référendum sur la Constitution européenne en 2005. Dix ans plus tôt, en 1995, un candidat à l’élection présidentielle avait aussi été élu après avoir identifié une «fracture sociale». C’était Jacques Chirac. Mais ses deux mandats successifs à l’Elysée n’ont rien réglé.

Depuis, le Front national et plus récemment La France insoumise n’ont cessé de progresser: à eux deux, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon ont recueilli 40% des voix au 1er tour de l’élection présidentielle de 2017. Le 26 mai 2019, au soir des élections européennes, on risque d’entendre les habituels cris d’orfraie devant la montée des extrêmes et le nombre record d’abstentionnistes, comme après chaque élection depuis plusieurs décennies. Pendant ce temps-là, les fractures continuent de s’agrandir.