«La guerre en Ukraine est une chance pour la Pologne»
Uraine, un an après
AbonnéUKRAINE, UN AN APRÈS. L’arrivée massive des réfugiés ukrainiens en Pologne jette une lumière inédite sur les défis identitaires et démographiques du pays, au moment où il absorbe la vague de migration la plus importante depuis la Seconde Guerre mondiale

Lorsque le soir tombe sur les routes menant vers l’est, la voïvodie des Basses-Carpates au sud-est de la Pologne semble parfois déserte. Le chemin jusqu’à Rzeszow, son chef-lieu, est bordé d’innombrables maisons plongées dans le noir, comme si la vie humaine y était suspendue. C’est pourtant dans cette région bordant l’Ukraine qu’un nouveau chapitre de l’histoire nationale polonaise s’est ouvert le 24 février dernier. Un an après la meurtrière offensive de Vladimir Poutine sur Kiev, près de 3 millions d’Ukrainiens, soit 12% de la population, vivent en Pologne, bouleversant l’homogénéité ethnique et religieuse dans laquelle vivaient ses habitants depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
C’est à Rzeszow, la tranquille bourgade près de laquelle se trouve l’aéroport militaire où transitent les armes vers l’Ukraine, qu’a été enregistré le record absolu du nombre de réfugiés par habitant. «Au plus fort de leur arrivée en mai 2022, Rzeszow comptait 300 000 habitants contre environ 200 000 d’habitude. Le défi a été gigantesque. On ignorait comment on allait faire, mais on savait qu’on pourrait être les prochains sur la liste de Poutine. Alors on s’est tous mobilisés», raconte Marzena Kleczek Krawiec, la porte-parole de Rzeszow, dans une salle municipale décorée d’immenses tableaux rupestres.
Des beignets en renforts
Le branle-bas de combat a débuté beignets à la main. «Le 24 février, on fêtait la fin du carnaval quand on a vu des milliers de familles ukrainiennes terrorisées et frigorifiées arriver à la gare.» Un an plus tard, 40 à 60 000 Ukrainiens vivent toujours dans la ville, et c’est une «vraie chance», affirme-t-elle. «Rzeszow était un trou, c’est devenu un centre. L’afflux d’Ukrainiens, d’ONG, de médias et des troupes américaines va aider à maintenir la vie ici», soutient Marzena Kleczek Krawiec.
A une heure de là, Przemyśl, un bourg de 60 000 habitants sur la frontière avec l’Ukraine. Au plus fort de la crise, 50 000 Ukrainiens y transitaient chaque jour; un an après, le centre compte plusieurs échoppes ukrainiennes, dont Beauty, le salon de beauté où travaille Tetiana. La gracieuse quadragénaire a fui Kiev par crainte des bombardements, son logement étant situé à côté d’une centrale électrique.
«Je suis une chanceuse: j’ai immédiatement trouvé du travail grâce à mes contacts avec des Ukrainiens ici, et mon salaire nous suffit pour vivre», dit-elle en embrassant le plus jeune de ses deux fils, un blondinet au sourire immense. Comme Tetiana, plus de 400 000 réfugiés – plus de deux tiers des adultes ukrainiens en âge de travailler – ont aujourd’hui un emploi en Pologne, selon les chiffres du gouvernement. Le nombre réel pourrait être bien plus élevé, le travail au noir étant répandu.
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Un pays dont la démographie s’effondre
A l’heure de tester les choux farcis couronnés de crème aigre du Cuda-Wianki – accompagnés de bortsch, la soupe ukraino-polonaise à la betterave, parce qu’on ne vit qu’une fois –, il paraît clair que l’arrivée des Ukrainiens fait les affaires des Polonais.
Dans ce restaurant cosy, on entend parler les deux langues, et Joanna Pichur en est ravie. L’élégante patronne qui gère plusieurs établissements compte aujourd’hui 40 Ukrainiens sur 100 employés, contre 30 avant la guerre. «Dès qu’elle a éclaté, j’ai fait savoir sur les réseaux sociaux qu’on engagerait tous les réfugiés qui en auraient besoin. Un an après, je suis ravie. Les Ukrainiennes travaillent bien, les épreuves ont soudé mon équipe et les pertes entraînées par le Covid-19 ont été compensées par l’afflux de tous les gens venus aider.» Joanna Pichur soupire en remuant délicatement son thé au jasmin: «Sans les Ukrainiens, j’aurais mis la clé sous la porte depuis longtemps. Ça fait dix ans que je travaille dans le domaine de la restauration, et il est toujours plus difficile d’engager. Les autorités disent que la ville compte 60 000 habitants, mais je n’y crois pas une seconde: les vieux meurent, les jeunes s’en vont dès qu’ils peuvent. Cette région est en passe de devenir un désert.»
C’est que la Pologne vit un effondrement démographique. D’abord, parce que le taux de mortalité à la suite du Covid-19 a été un des plus élevés du monde, sous l’effet conjugué de plusieurs facteurs, dont la moyenne d’âge des malades et l’état des services de santé. Et puis, les mères se font rares en Pologne. Ces dix dernières années, le taux de fertilité a oscillé entre 1,2 et 1,4 enfant par femme, un des plus bas d’Europe. Si la récente instabilité économique peut être invoquée – l’inflation est aujourd’hui à 16%, un des taux les plus hauts de l’Union européenne –, le conservatisme joue un rôle important. «Les Polonaises en âge de procréer, aujourd’hui plus éduquées que les hommes, ne se retrouvent plus dans les diktats qu’on leur impose», affirme la professeure de science politique spécialisée en migrations Dominika Pszczolkowska. Mais le coup de massue, c’est la loi passée en octobre 2020, qui interdit totalement l’avortement, sauf en cas de viol ou de menace sur la vie de la mère. Et même dans ces cas, la majorité des hôpitaux refusent de mettre fin aux grossesses. «Aujourd’hui, en Pologne, les femmes ont peur d’être enceintes. Surtout celles qui n’ont pas les moyens d’aller avorter à l’étranger», affirme Dominika Pszczolkowska.
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Hôtels et restaurants pleins à craquer grâce aux Ukrainiens
Le malheur des uns fait souvent le bonheur des autres. Alors, «la guerre en Ukraine est une chance pour la Pologne, même si ce que gagne la Pologne, c’est ce que perd l’Ukraine. Sur 290 000 enfants nés en Pologne en 2022, 15 000 étaient Ukrainiens. Cela ne va pas nous sauver, mais c’est mieux que rien», relève l’experte. A terme, la présence des réfugiés ukrainiens permettra d’augmenter le PIB de la Pologne d’environ 3% en dix ans, à condition de lever les restrictions sur certaines professions et que la barrière de la langue tombe, estime l’économiste Marcin Zielinski du Forum du développement civique. Heureusement pour les Ukrainiens, leur langue est semblable au polonais à 40%. Elever l’âge de la retraite à 67 ans – les hommes la prennent aujourd’hui à 65 et les femmes à 60 – serait trois fois moins efficace. Alors, certes, «à court terme, accueillir tous ces réfugiés pourrait être un poids, mais le bénéfice à long terme est évident quand on pense que la Pologne sera en 2070 le pays de l’UE avec le plus de personnes à la retraite. On va perdre 8 millions de travailleurs sur 23,5 millions de personnes en activité. C’est un défi écrasant.»
Au point que même certains nationalistes ont adouci leur discours à l’égard de ces étrangers. Comme le maire de Przemyśl, Wojciech Bakun, un type immense dans un costard impeccable, qui reçoit dans un bureau au-dessus duquel est accroché un crucifix.
«Oui, les réfugiés ukrainiens sont les bienvenus et on doit les intégrer. Après deux ans de pandémie, leur arrivée a eu un impact positif ici. Il faut dire qu’ils ne sont pas tous pauvres; si nos hôtels et nos restaurants étaient pleins à craquer à Noël, c’est grâce à eux.» Et puis «leur culture est proche de la nôtre. Et on les connaît bien: ça fait des années qu’ils viennent ici, comme les Biélorusses. Avant la guerre, 3000 Ukrainiens franchissaient chaque jour la frontière à côté de Przemyśl pour travailler», affirme Wojciech Bakun.
«A long terme, c’est trop pour notre pays»
Doit-on en conclure qu’entre Ukrainiens et Polonais, c’est désormais le grand amour? Pas si vite: 7 à 9% des Polonais soutiennent aujourd’hui la mouvance d’extrême droite Konfederacja, et si même les ultranationalistes ont aidé les réfugiés au début de la guerre, le vent tourne peu à peu. «Bien sûr que j’ai soutenu les femmes, les enfants et les personnes âgées qui fuyaient Poutine. On voyait bien que c’était des vrais réfugiés, pas comme ces hommes migrants que la Biélorussie cherche à nous refiler en les faisant passer par la forêt. Mais là, je me dis qu’à long terme c’est trop. On doit d’abord aider les familles polonaises», résume Stefan Haleniuk, porte-parole à Przemyśl du mouvement d’extrême droite Jeunesse de toute la Pologne. Un discours qui résonne: 20% des Polonais se sentent aujourd’hui proches des idées de l’extrême droite. Et le pays qui n’a «jamais instauré de politique d’asile a rejeté sans pitié de très nombreux réfugiés africains, arabes ou asiatiques», relève la spécialiste des migrations Dominika Pszczolkowski.
Impossible aussi d’éluder le poids du passé. Ukraine et Pologne sortent de siècles d’une histoire sanglante, entre la servitude des paysans ukrainiens par les Polonais, les guerres pour la conquête de territoires, les massacres et la déportation réciproque de populations. La minorité ukrainienne de Pologne, qui compte officiellement 30 000 à 40 000 membres, a longtemps souffert «de stéréotypes négatifs, de la part notamment des autorités», relève l’anthropologue spécialiste de la diaspora ukrainienne Tomasz Kosiek.
A Rzeszow, cette communauté très présente – la ville compte l’un des trois lycées bilingues ukrainien-polonais du pays – se rencontre à la maison culturelle ukrainienne, dans une bâtisse centenaire pleine de courants d’air et d’étranges recoins, mais qui embaume la soupe de pommes de terre sur le coup de midi. Ici ont été accueillis des centaines de réfugiés au moment où la guerre a éclaté, explique Tomasz Kosiek. «Cet afflux a bouleversé la relation avec les autorités régionales. Autrefois invisible, la minorité ukrainienne de Pologne s’est révélée indispensable», affirme l’anthropologue.
«Nous, on sait ce que ça signifie la menace russe»
Avant la guerre, deux événements ont préparé cette évolution. D’abord, «ce sont les Ukrainiens qui sont arrivés le plus massivement chez nous lorsque nous avons accepté en 2009 une loi facilitant l’emploi de ressortissants d’anciens pays soviétiques. Pas étonnant: jusqu’à la guerre, leur PIB était quatre fois inférieur au nôtre», explique la spécialiste Dominika Pszczolkowska. Le deuxième tournant date de 2014, lors de la révolution de Maïdan pendant laquelle les Ukrainiens protestaient contre la suspension d’un accord avec l’UE et la reprise du dialogue avec Moscou. «Nous, on sait ce que ça signifie la menace russe. Et, depuis 2014, on a le sentiment que les Ukrainiens se battent aussi pour notre sécurité. En les voyant brandir des drapeaux européens sur la place Maïdan, on s’est tout d’un coup sentis proches d’eux», explique la professeure de science politique Anna Siewierksa-Chmaj. Cette année-là, les Ukrainiens ont commencé à s’installer en Pologne. Avant le 24 février 2022, un million et demi d’entre eux résidaient ainsi déjà dans le pays. «C’est à travers eux que la Pologne est devenue un pays d’immigration», dit l’experte.
Un autre élément pourrait estomper les différences entre les Ukrainiens, majoritairement orthodoxes, et les Polonais catholiques: le rejet de l’Eglise. En Pologne, ses fidèles, surtout les plus jeunes, «sont horrifiés par les révélations sur la pédophilie des prêtres, la misogynie et l'homophobie de l'Eglise et ses liens avec les politiciens, notoirement corrompus. En 1992, 69,5% des Polonais disaient pratiquer la religion, occasionnellement au moins. Ce taux s’élevait à 42,9% en 2021», relève la professeure Dominika Pszczolkowska. Entre deux, l’Eglise a été vilipendée par une partie de la population pour son soutien à l’interdiction totale de l’avortement. Résultat: aujourd’hui, 47% des Polonais portent un regard négatif sur cette institution religieuse.
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Le violon de Boutcha
La Pologne deviendra-t-elle vraiment un «Etat binational» ces prochaines années, selon l’expression de l’analyste Anna Siewierksa-Chmaj? La réponse à cette question ne réside pas tant dans les couloirs du parlement polonais, dont les représentants devraient être renouvelés en octobre, que sur les champs de bataille de l’Ukraine. C’est vers chaque centimètre de terre perdue ou arrachée au Kremlin que sont tournés les regards de ses citoyens, partout dans le monde. Y compris à Przemyśl, cette bourgade à dix minutes de la frontière où, il y a un an, même un maire nationaliste tendait les bras à des familles comme celle du petit Marin. Ce soir, sa tante nous a invités à prendre un thé; on pensait entrer dans un appartement, c’est un Conservatoire que l’on découvre. Violon, piano, violoncelle, flûte: ces survivants, qui ont fui au dernier moment leur village juste à côté de Boutcha la martyre, sont tous des musiciens professionnels.
Alors, lorsque la nuit arrive, Marin sort son violon pour jouer quelques notes maladroites, sous le regard attendri de sa babouchka. La vieille dame a soudain les yeux brillants. «Ici, on nous traite très bien, mais c’est en Ukraine que doit résonner sa musique. Notre maison nous attend.»