France
A la frontière suisse, l’hôpital de Mulhouse n’est plus en mesure d’accueillir de nouveaux malades du Covid-19. Or si le système de santé dans le Grand Est vient à craquer, la France entière en paiera le prix

Au téléphone, le docteur Jean Rottner n’a que quelques minutes à consacrer aux journalistes. Et pour cause: pour ce médecin urgentiste, ancien maire de Mulhouse et président de la région du Grand Est (LR, droite), le temps est compté dans tous les sens du terme. Le centre hospitalier Emile Muller Sud-Alsace est à vingt minutes de voiture, en ces jours de confinement, de l’Hôpital universitaire de Bâle. Côté français: 1076 cas déclarés au 18 mars dans les deux départements du Haut-Rhin et du Bas-Rhin, un véritable tsunami de malades qui menace de faire craquer les structures médicales. Côté suisse: 298 cas pour les cantons de Bâle-Ville et Bâle-Campagne, et une situation nettement moins alarmante en termes de lits disponibles: «A Mulhouse, nous avons 200 lits occupés par des personnes infectées par le coronavirus, explique l’élu, et cela résulte de la mise à l’arrêt de plusieurs autres services. Le mot d’ordre: transférer le plus de patients possible vers d’autres hôpitaux.»
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Jean Rottner a été entendu. Mercredi, un vol militaire a acheminé des patients alsaciens vers des hôpitaux de l’armée, tandis qu’un hôpital de campagne – en fait, une structure provisoire dédiée à la réanimation et aux moyens de respiration artificielle – devrait être opérationnel la semaine prochaine. Est-ce suffisant? Pas sûr, selon Khaldoun Kuteifan, patron de la réanimation à l’hôpital de Mulhouse. Il attribue la saturation au fait que les malades du Covid-19 ont besoin d’assistance respiratoire bien plus longtemps que la moyenne. Les 70 lits de «réa» disponibles avant la crise à Mulhouse, et les 122 lits de Strasbourg se sont trouvés occupés et des unités de soins paralysées par l’afflux de patients, depuis le rassemblement évangélique fatal de l’église protestante La Porte ouverte chrétienne de Bourtzwiller, un quartier de Mulhouse, du 17 au 24 février. «La semaine où l’on a tout raté est celle de début mars, poursuit un médecin parisien, ancien interne à Mulhouse. C’est là, lorsque les cas ont commencé à affluer, qu’il fallait déclencher l’alerte absolue. On a oublié l’équation de base: à savoir qu’avec cette épidémie le nombre de malades double chaque jour. Le corps médical a sa part de responsabilité».
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Un rassemblement religieux proliférateur
Ce rassemblement religieux de Bourtzwiller, les experts le dissèquent aujourd’hui. Deux mille personnes. Une enceinte confinée, sorte d’église-bunker en béton. Une semaine entière de promiscuité consacrée au jeûne et à la prière. Une date d’ouverture, le 17 février, qui correspond avec le changement de ministre de la Santé, Olivier Véran, remplaçant Agnès Buzyn, candidate aux municipales à Paris. «Regardez, pas un mot de la ministre de l’époque sur le risque d’un tel rassemblement, s’énerve notre interlocuteur. Or on ne peut pas faire plus proliférateur que ce type de messe où les fidèles venus de la France entière, de Suisse et de l’étranger se serrent les mains et s’embrassent.»
Député du Haut-Rhin et ancien maire d’Altkirch (au sud de Mulhouse), Jean-Luc Reitzer (LR, droite) a peut-être subi les conséquences de ce rassemblement soupçonné, après enquête des autorités sanitaires, d'avoir engendré l'infection de plus d'un millier de personnes. Contaminé, il a du être admis, à Mulhouse, en réanimation où son état reste «stationnaire». Mais avant, son passage à l'Assemblée nationale a pu jouer un rôle dans la contamination au sein de l'institution. Ce que nuance sa fille Elise Reitzer : « Comme l’indiquent les communiqués de la présidence de l’Assemblée les 5 et 6 mars, plusieurs cas ont été signalés dans le même laps de temps. Le virus circulait déjà dans le pays. La diffusion du virus parmi les députés peut avoir des sources multiples».
Fautes à répétition? «Lorsque le 12 mars Simon Cauchemez, épidémiologiste à l’Institut Pasteur, a pris la parole devant le conseil scientifique réuni par Emmanuel Macron pour annoncer une mortalité possible de 300 000 à 500 000 morts sans confinement, plusieurs médecins autour de la table étaient sceptiques», se souvient un conseiller présidentiel. Or à Mulhouse, le «plan blanc» (rappel du personnel soignant, ouverture de lits supplémentaires, report des opérations non urgentes) était déclenché le 7 mars. Cinq jours avant.
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Masques périmés
L’hôpital de Mulhouse est la digue qui peut craquer. Mais derrière, les médecins de ville alsaciens sont aussi au bord de la rupture. Dès le 2 mars, le docteur Claude Bronner, président de la Fédération des médecins de France Grand Est alerte sur le manque de masques de protection. «On est obligé de bricoler, on n'est pas équipé, on comptait sur la Chine, on a vu ce que cela a donné…» explique-t-il à France Info, affirmant que certains de ses confrères utilisent des masques périmés, datant de… 2009. La téléconsultation, qui aurait permis de désengorger les hôpitaux, est elle aussi laissée de côté malgré ses appels. Les erreurs d’appréciation s’enchaînent. En novembre 2019, les soignants des hôpitaux de Strasbourg et Mulhouse avaient manifesté et fait grève pour dénoncer la «maltraitance institutionnelle» de l’Etat, accusé de se désengager de l’hôpital public. Au cœur, déjà, de leurs revendications? Le délabrement des services d’urgence, dont la réanimation.
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