Le Temps: Vous êtes installés, avec «Novaïa Gazeta. Europe», à Riga depuis avril. Etes-vous à même de pratiquer le journalisme que vous souhaitez?
Nous revenons de loin. Durant les premières semaines de la guerre qu’a déclenchée la Russie en Ukraine, nous, journalistes russes, avons subi la censure. A ce moment-là, nous avions deux choix. Si nous voulions continuer d’écrire sur la guerre et raconter des histoires réelles sur la Russie, il fallait quitter la Russie et travailler à l’étranger. L’autre option était simplement d’abandonner le métier et d’attendre des jours meilleurs. A ce moment-là, à Moscou, j’étais l’adjoint de Dmitri Mouratov, Prix Nobel de la paix 2021. Ce fut étrange. Novaïa Gazeta travaillait depuis près de trente ans, notre rédaction a été créée en Russie, c’était le seul journal indépendant dans le pays, et nous possédons notre propre rédaction. Personne ne peut fermer le journal. Le plus étrange, dans cette histoire, c’est ce qui s’est passé avec Dmitri Mouratov. Le fait qu’une personne comme lui obtienne un Prix Nobel devrait mener tout gouvernement à y prêter attention et en profiter pour exercer une influence positive sur ses relations avec le reste du monde. Mais quelques mois seulement après le discours de Mouratov à Oslo, nous avons dû choisir entre abandonner le journalisme ou quitter le pays.
Dès lors, ma tâche a consisté à préserver l’équipe de rédaction de Novaïa Gazeta et à donner du travail à tous ceux qui souhaitaient continuer. Nous avons débuté comme une petite agence de presse en recourant aux réseaux sociaux et à Telegram qui n’est toujours pas bloqué en Russie. Nous nous sommes attelés, au cours des premiers mois, à recruter autant de journalistes que possible. Aujourd’hui, entre 30 et 40 d’entre eux, soit la moitié de l’équipe de Novaïa Gazeta d’avant, ont été évacués de Russie. Notre équipe est très jeune. Les plus âgés, les plus capés, sont restés à Moscou car ils avaient beaucoup de contraintes familiales. Mais pour qu’ils soient en sécurité, nous avons créé Novaïa Gazeta. Europe. Nous sommes désormais totalement indépendants de la rédaction de Moscou. Nous avons œuvré à maintenir en place l’équipe, mais aussi à conserver nos lecteurs. Quant à Dmitri Mouratov, il vient de rentrer en Russie depuis New York.
Comment ont réagi les autorités russes à l’ouverture de «Novaïa Gazeta. Europe»?
Nous avons lancé le média à Riga en avril, le jour même où nous mettions le site internet en fonction. Mais celui-ci a été bloqué par les autorités russes après à peine neuf jours. Elles ont officiellement déclaré que nous avions en à peine plus d’une semaine diffusé énormément de désinformation au sujet de l’armée russe. En réalité, je suis assez fier d’être parvenu à apporter beaucoup d’informations qui ont déplu au pouvoir russe. Il nous a forcés à garder le silence. Une requête inacceptable. Nous ne pouvons rester silencieux durant la guerre d’Ukraine. Nous voulons exprimer la voix d’un média russe indépendant. Nos lecteurs sont des gens rationnels. Ils utilisent un VPN pour se connecter, Telegram ainsi que YouTube, qui n’est toujours pas bloqué en Russie. Et comme les Russes ne font pas confiance à leurs télévisions nationales, YouTube est devenu une sorte de nouvelle chaîne TV.
Quelle importance revêt pour vous le fait de s’établir dans une ville de l’Union européenne?
Quelle que soit l’évolution de la situation en Russie ces prochains mois ou années, nous ne réduirons pas notre ambition à l’évacuation de plusieurs journalistes de Moscou. L’Europe a besoin d’une voix russe pro-européenne. Nous aspirons à devenir un média européen qui couvre également la politique européenne et qui parle des réfugiés de la guerre et des gens qui ont dû quitter la Russie.
Quels dossiers traitez-vous principalement?
Nous avons une correspondante à Kiev, Olga Musafirovova, une Ukrainienne. Elle traite de sujets liés à la reconstruction de Kiev, mène des enquêtes au sujet des crimes de guerre. Je suis très content qu’elle travaille pour nous, car il n’est pas facile ces jours de garder des relations avec les journalistes ukrainiens. Nous avons de bonnes sources d’information dans les territoires nouvellement occupés du district de Kherson où est établie l’une de nos journalistes. Nous avons un autre collaborateur à Kherson, mais pour des questions de sécurité, je préfère ne pas donner son nom. Nous parlons de la manière dont les Ukrainiens survivent dans les territoires occupés, de la vie sociale et de la manière dont ils voient leur avenir. Nous fournissons aussi des analyses sur la guerre en recourant à des experts indépendants. Nous avons aussi la chance de bénéficier de l’analyse de Yulia Latynina qui a beaucoup parlé des méthodes utilisées dans la guerre et est très pro-Ukraine. Parfois, je lui demande de faire attention et d’être un peu plus neutre, même si nous voulons que la guerre se termine. Nous avons de solides informations sur les victimes et les transmettons aux familles en Russie qui cherchent désespérément des renseignements au sujet des soldats tués. Nous avons écrit de longs articles sur les proches touchés par le coulage du bateau Moskva par les forces ukrainiennes. Nous avons l’ambition de faire partie d’équipes internationales qui enquêtent sur les crimes de guerre et sur les personnes déplacées de force en Russie.
Comment «Novaïa Gazeta. Europe» est-il perçu par les Lettons à Riga?
C’est un grand privilège que de travailler ici à Riga. Les gens comprennent tout à fait qui nous sommes, ce que nous faisons. Nous recevons beaucoup de soutien des autorités lettones. Ici, je n’ai personnellement jamais vécu ce que le Kremlin ne cesse de décrire comme de la russophobie. Les gens saluent le projet journalistique que nous menons. Nous sommes soutenus aussi en Suisse où une association, «Friends of Novaya Gazeta Europe», a été créée notamment par Ekaterina Glikman et son mari Daniel Thüler. C’est très intéressant et très précieux.
Quelles relations entretenez-vous avec la part importante de l’intelligentsia russe qui a récemment déménagé à Riga?
Les Russes qui y sont exilés sont relativement contents, car avec le covid, il était impossible pour eux d’obtenir des visas pour l’étranger, pour une raison simple: si les autorités russes en accordaient, des millions de Russes quitteraient le pays pour s’installer provisoirement en Europe. Personnellement, je suis venu à Riga avec mon visa touristique pour la Pologne.
Je vois effectivement beaucoup de membres de l’intelligentsia russe à Riga. Il y en a aussi beaucoup ailleurs en Europe, à Istanbul, en Géorgie ou en Arménie. Mais ceux qui peuvent s’exiler sont en quelque sorte privilégiés. Quant aux pays qui les accueillent, je pense qu’ils peuvent bénéficier de l’arrivée de ces exilés. Il y a parmi eux des professionnels, des experts, des journalistes, des enseignants, des spécialistes informatiques. C’est tout un capital humain que la Russie perd. A contrario, l’Europe bénéficie de nouvelles forces créatives et j’espère qu’elles auront un impact positif sur les sociétés où elles agissent. Mais je souhaite sincèrement qu’elles ne créent pas de divisions. Nombre de Russes qui vivent en Lettonie depuis des décennies ne perçoivent pas ce pays comme le leur, pour différentes raisons. J’espère que nous apporterons un esprit de réconciliation plutôt que de nouvelles fractures. Nous devons respecter les habitudes du pays. Dans cette optique, nous essayerons d’être des Russes pro-européens.
Avez-vous le sentiment que l’Occident caricature la Russie?
Oui, mais c’est normal. Quand il faut prendre des décisions, nous tendons à simplifier la situation. Aujourd’hui, en Europe, les gens estiment qu’il est du devoir du continent de protéger et d’aider l’Ukraine. Dans ce cadre, c’est clair que quelques raccourcis sont faits quant à la situation dans les diverses régions et groupes de Russie. Mais ce n’est pas le problème principal. Il me semble plus important de réfléchir à la manière dont l’Occident peut parler avec les Russes, le type de message qu’on peut s’envoyer. C’est d’ailleurs une partie de notre travail à Novaïa Gazeta. Europe. Il y a quelques années, nous avons créé avec des centaines d’enseignants et des milliers d’étudiants l’Université libre de Moscou, un programme éducatif informel de haut niveau. Et nous sommes le seul groupe dans le domaine de l’éducation en Russie à avoir protesté contre la guerre. Notre travail est de faire travailler ce groupe avec des Européens en facilitant la mobilité académique.
Quel est l’état de la relation entre la Lettonie et la Russie?
En Lettonie, l’occupation soviétique subie plusieurs décennies a été un traumatisme. Le pays soutient pleinement l’Ukraine et lui livre comparativement davantage d’aide que certains pays européens comme l’Allemagne. Les Lettons considèrent une intervention russe comme une menace réelle. Leur seul espoir est que l’UE et l’OTAN défendent correctement la Lettonie dans un tel cas de figure. De fait, si Poutine n’intervient pas, c’est qu’il comprend qu’une telle initiative pourrait mettre en péril son pouvoir. Mais les peurs du début de la guerre se sont un peu estompées. Dans ce contexte, je me pose une question éthique: que puis-je faire pour la Lettonie au cas où cette menace devait se concrétiser? Comme nous faisons désormais partie du problème, nous devons au moins apporter publiquement un soutien moral.
Vous avez souhaité réaliser cette interview par Zoom. Craignez-vous pour votre sécurité?
C’est peut-être une illusion, mais après avoir quitté Moscou, je me sens protégé à Riga. Cela dit, Dmitri Mouratov a été la cible d’une attaque en avril dernier…. Ces derniers temps en Russie, on s’attendait à ce que la police frappe un matin à la porte pour mener une enquête pénale au hasard contre certaines personnes et vérifier leurs activités en contrôlant leurs ordinateurs ou téléphones. C’était très inconfortable. Aux Russes établis depuis les années 1970 à Riga et qui estiment la ville très risquée, je leur dis: vous ne savez pas ce qu’a été Moscou cette dernière décennie.