Herfried Münkler, 66 ans, est politologue à l’Université Humboldt de Berlin, spécialiste de la théorie politique et de l’histoire des idées. Il est notamment l’auteur d’un ouvrage de référence sur la Première Guerre mondiale et du livre Les Nouveaux Allemands: un pays face à son avenir. Le texte, écrit en commun avec son épouse Marina Münkler, traite de l’arrivée des réfugiés. Non traduit, il est paru en 2016 chez Rohwolt, Berlin.

Le Temps: En septembre 2015, Angela Merkel a «ouvert les frontières» de l’Allemagne, c’est du moins ce qu’on lui reproche depuis. Que s’est-il passé à l’été 2015?

Herfried Münkler: Disons plutôt qu’Angela Merkel n’a pas fermé les frontières. Si elle les avait fermées, on aurait observé ce qu’on voit à l’heure actuelle: l’Autriche aurait renvoyé les gens vers la Hongrie, qui les aurait renvoyés à son tour vers l’ouest des Balkans – Bosnie-Herzégovine, Macédoine, Kosovo, Albanie – autant d’Etats qui ne disposent pas de fortes capacités de gestion administrative et qui ont connu dans un passé récent de terribles guerres d’origine ethnico-religieuse. L’arrivée d’un demi-million de personnes à majorité musulmane dans ces pays aurait certainement eu pour conséquence l’éclatement de conflits. De Merkel, je dis souvent qu’elle pense par la conclusion… Fermer les frontières aurait parallèlement abouti à un éclatement de la Grèce, auquel l’Union européenne n’aurait pu faire face. C’est pourquoi je suis convaincu que la décision de laisser les frontières ouvertes a sauvé l’Europe à l’époque. Si on avait fermé les frontières en invoquant Dublin, ce sont des Etats économiquement beaucoup plus faibles que l’Allemagne, et beaucoup plus instables sur le plan politique, qui auraient dû porter le poids des migrations. Cela aurait mené à une désolidarisation dramatique en Europe.

La césure remonte donc à septembre 2015?

En septembre 2015, on avait déjà 350 000 à 400 000 arrivées en Allemagne. En amont donc de la décision d’Angela Merkel du 5 septembre. Si on avait respecté les Accords de Dublin, ces gens n’auraient jamais pu arriver en Allemagne. Cela veut dire qu’il y avait déjà à l’époque une pratique du «laisser passer». La décision du 5 septembre n’a fait que donner à ce mouvement une certaine visibilité.

Vous dites qu’Angela Merkel a sauvé l’Europe, mais l’Europe n’a jamais semblé aussi divisée qu’aujourd’hui, à cause justement des questions migratoires…

Si on prend le point de vue des populistes de droite, ou des conservateurs de droite, comme (le Bavarois) Horst Seehofer, (l’Autrichien) Sebastian Kurz ou (le Hongrois) Viktor Orban, ils semblent tous être sur la même ligne, mais uniquement tant qu’ils n’ont pas à agir. Dès qu’il faut passer au concret, et qu’ils doivent agir ensemble, ils se mettent à s’attaquer l’un l’autre. Les Autrichiens ne veulent pas que Horst Seehofer ferme ses propres frontières, (le ministre italien de l’Intérieur Matteo) Salvini est totalement opposé à ce que Sebastian Kurz renvoie les migrants vers le col du Brenner… Tous veulent la fermeture des frontières, mais dès que l’un d’eux commence, c’est un match nul. Au sein de l’Union européenne, ceux qui sont contre Merkel ne sont pas automatiquement d’accord pour que Horst Seehofer s’impose! On l’a magnifiquement vu lorsque Merkel a dit à Seehofer: «Monsieur le ministre, négociez maintenant des accords de reconduite à la frontière avec nos partenaires!» Tout à coup, l’axe Seehofer-Kurz-Orban a cédé la place à un vif désaccord.

Le discours politique s’est incroyablement modifié depuis 2015. A l’époque, les gens venaient à la gare de Munich pour souhaiter «bienvenue» à des migrants stupéfaits…

C’est vrai, les gens à l’époque applaudissaient. Mais ce n’était pas pour les migrants! C’était une réaction contre les incendies criminels contre des foyers de réfugiés dans certaines parties de la Saxe, en ex-RDA. La «culture de bienvenue», c’était avant tout un élément d’un débat politique allemand: qui sommes-nous, qui voulons-nous être? «Refugees welcome» à la gare de Munich, c’était bien sûr un message adressé aux migrants. Mais c’était aussi un message adressé à ceux qui mettaient le feu à des foyers de réfugiés en Saxe! L’incroyable solidarité des bénévoles a continué, malgré l’apparition d’un sentiment de lassitude, lié aussi à la présence de figures problématiques au sein des migrants, comme des soutiens à l’organisation de l’Etat islamique, des personnes violentes, des criminels. Je dirais que l’atmosphère a basculé dans la nuit de la Saint-Sylvestre à Cologne. C’est là que le «nous y arriverons» d’Angela Merkel a débouché sur un «nous n’y arriverons pas».

Merkel a-t-elle commis des erreurs à l’époque?

Angela Merkel n’a pas réussi à obtenir une action européenne concertée. Elle avait un plan en trois étapes: laisser entrer les migrants, fermer les frontières extérieures de l’Europe en négociant avec la Turquie, puis répartir les réfugiés entre les différents pays européens. Ce troisième point s’est heurté à l’opposition des Etats de Visegrad (Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie, ndlr).

Par ailleurs, elle n’a pas réussi à mettre en place une politique qui favorise l’intégration des migrants sur le marché du travail allemand. Elle s’est heurtée à la machinerie administrative allemande, qui interdit par exemple aux réfugiés de se distribuer eux-mêmes la nourriture, à cause des normes d’hygiène. Ce qui a eu pour conséquence qu’il a fallu recruter des gens, pour distribuer des repas préparés à l’extérieur. Ces gens qui avaient fourni une incroyable prestation physique, pendant des semaines, pour arriver à pied jusqu’en Allemagne, ont ainsi été condamnés à l’inactivité la plus totale, dans un espace restreint de quelques mètres carrés autour d’un lit. C’était très dommageable.

L’opposition aux migrants s’est cristallisée autour de la criminalité…

En empêchant les gens d’accéder au marché du travail, on a évidemment pris le risque que se développe une certaine criminalité. L’une des erreurs de l’Allemagne est de ne pas proposer, comme le fait la Suède, un «changement d’aiguillage», qui permettrait aux demandeurs d’asile déboutés du droit d’asile de rester par le biais du marché du travail. L’Allemagne n’a pas de législation permettant une immigration légale sur le marché du travail. Le «tri» ne se fait pas en fonction des besoins du marché du travail, mais en fonction d’une classification abstraite, entre ceux qui reçoivent l’asile, ceux qui sont «tolérés» sur le sol allemand à cause de la situation de leur pays d’origine, etc. Or la société allemande a besoin, rapidement, de personnes compétentes pour compenser les problèmes démographiques. Le SPD demande justement que ceux qui n’ont pas droit à l’asile en Allemagne puissent rester s’ils présentent des compétences pour le marché du travail.