■ Comment parler de l’élection présidentielle française sans retomber, toujours, dans le spectacle politique scandé par les affaires? Comment raconter la France en s’efforçant de cerner les défis du prochain quinquennat?

■ Dans cette séries de reportages, nous avons fait le choix de regarder vers demain. En posant les questions qui sous-tendent, vu de Suisse, la transformation possible du pays dans les cinq prochaines années. Notre exploration du pays se fait en partenariat avec les journaux locaux.

«Vous avez bien fait, vous les Suisses, de ne pas entrer dans l’Europe». Monique et Fatiha, rencontrées dans un bistro de Moulins, un quartier pauvre de Lille, sont toutes les deux auxilliaires dans une école où elles font le ménage et donnent un coup de main aux institutrices. Toutes les deux vivotent avec un salaire inférieur au salaire minimum, puisqu'elles ont des contrats à temps partiel. Fatiha vit seule. Le mari de Monique est maçon, il travaille sur des chantiers mais «il a de moins en moins de boulot, parce que lui il veut être déclaré, et les patrons préfèrent prendre des Polonais». Le travail détaché, plaie de la région, où beaucoup d'emplois restent peu qualifiés.

Ce qu'elles pensent de l'Europe? Qu'elle leur a fait perdre du pouvoir d'achat depuis la monnaie unique, qu'elle tire les salaires vers le bas, qu'elle favorise les pays de l'est, et qu'elle attire les migrants. «Les associations, le gouvernement, tout le monde les aide, vous les médias vous parlez de Calais tout le temps mais nous on n'existe pas, on est censé se débrouiller avec nos salaires mais on n'y arrive pas». Que l'Union ait financé 37,5 millions d’euros pour le Louvre Lens ou 6 millions pour le Learning center de Dunkerque ne les concerne pas, tout comme la baisse des prix du roaming ou des billets d'avion. Elles ne savent pas que Bruxelles finance 1 euro sur 4 dans les associations humanitaires, ni que l'euro facilite la vie des entreprises. La mondialisation effraie Fatiha et Monique. Qui ne votent pas.

Lire: Le malaise européen dans le miroir de la France (éditorial)

Le Nord-Pas-de-Calais, désormais rebaptisé Hauts-de-France depuis sa fusion avec la Picardie, est un précieux laboratoire d'observation du sentiment européen. C'est la région française qui a bénéficié des plus importants financements européens, en tant que «région en transition» (PIB par habitant entre 75% et 90% de la moyenne européenne): plus d'un milliard d'euros pour la période 2007-2013, somme passée à 1,1 milliard pour la période 2014-2020. Ses 620 kilomètres de frontières avec la Belgique sont poreux depuis bien avant la construction d'une Europe politique, et on ne compte pas les communes à cheval sur les deux pays, ni les jumelages avec des communes allemandes, italiennes ou polonaises. Mais cette vieille région europhile a voté contre Maastricht, c'est aussi celle qui a le plus voté contre le Traité constitutionnel européen en 2005, et qui accueille à bras ouverts le Front national et son projet de sortir de l'euro. C'est dans le nord que Marine Le Pen est implantée, à Hénin-Beaumont, et c'est à Lille qu'elle a prononcé son discours le plus violemment anti-européen de la campagne, dans un Zénith survolté: «L'Union européenne va mourir, parce que les peuples n'en veulent plus».

 Lire: «L’Europe est devenue un sujet qui plombe»

Dégringolade

Comment l'Europe, si longtemps considérée comme une source de sécurité et de prospérité avec sa politique agricole et ses fonds structurels généreux, cette Europe qui a permis à la région de redresser fièrement la tête, avec ses entreprises à succès anciennes comme le groupe Mulliez ou récentes comme l'hébergeur de sites web OVH, est-elle devenue aussi vite synonyme de folle concurrence, d'entonnoir à migrants et de facteur d'instabilité?

On est toujours le privilégié de quelqu'un. C'est un des drames de la région: relativement pauvre lorsqu'elle était comparée aux autres régions françaises ou à la Belgique frontalière, elle est désormais relativement riche depuis l'entrée de la Bulgarie ou de la Roumanie dans l'UE. Et donc, ses besoins sont moins urgents.

Ensuite, le marketing de l'UE est un échec en France. On moque les normes excessives sur les oranges vertes ou la vitesse des clignotants, on ne met pas en avant les sommes colossales consacrées à la reconversion des industries sidérurgique ou de sites textiles. Quelle différence avec tous ces panneaux visibles en Irlande, en Slovénie, en Pologne: financé à X% par des fonds européens! Ici, «les élus se sont approprié les fonds européens et veulent continuer de faire croire qu’ils sont Dieu le père, râle Jean-Marie Ernecq, vice-président du Forum de l'eurométropole rencontré aux Etats généraux de l'Europe (voir plus bas). Autrement dit: en France tout se fait grâce à moi mais malgré l'Europe, merveilleux bouc émissaire». Un peu comme a fait Jean-Louis Borloo, ex maire de Valenciennes, pour revendiquer l'arrivée de Toyota dans sa région. 

«C'était une erreur de fixer la frontière britannique côté français»

Il faut aussi reconnaître que la question des migrants a plombé la région. «Ras-le-bol de cette image de Calais. Les touristes ne veulent plus venir, c'est comme si on était devenu la poubelle de l'Europe» dénonce une Calaisienne, également présente aux Etats généraux de l'Europe. Pourquoi les frontières extérieures de l'UE ne sont-elles pas mieux gardées? Pourquoi le nord paie-t-il le prix de toute l'Union? Pourquoi la frontière britannique a-t-elle été fixée côté français? «C'était une erreur», tranche Jean-Pierre Bataille, le maire Les Républicains de Steenvoorde, et conseiller régional. Dans son bureau un mug avec Barack Obama, une reproduction des géants de la ville, ces hautes figures montées sur des chars qu'on promène dans les rues lors des fêtes, une photo de Miss Univers 2017, citoyenne de Steenvoorde, et un diplôme de jumelage avec la ville polonaise de Zbaszyn, d'où provenait le général qui a libéré Steenvoorde en 1944: «Nos Américains à nous, ce sont des Polonais».

Jean-Pierre Bataille connaît bien la question des migrants. Sa commune de 4000 habitants est située à mi-chemin entre Dunkerque et Lille, limitrophe de la frontière belge et de l'autoroute qui mène ensuite vers Calais et la Grande-Bretagne. L'aire d'autoroute a été fermée aux camions dans le sens qui va vers la mer, pour empêcher les migrants de se faufiler dans les poids-lourds. Mais pas de quoi dissuader les Somaliens, les Soudanais et les Erythréens qui patientent à Steenvoorde en guettant l'occasion de s'échapper. «Reconnaîtrai-je le Christ s'il passe aujourd'hui?» se demande Jean-Pierre Bataille.

La mairie a longtemps soutenu Terre d'errance, une association qui accueille des migrants depuis huit ans, en jonglant entre quelques aides et beaucoup de bonne volonté. «Vous trouvez ça normal, que cette situation ne soit pas réglée depuis tout ce temps?», tempête Anne-Marie, la responsable bénévole. Images mille fois vues de cuisines de fortune, de vêtements récupérés, de journées vides à tuer l'ennui en attendant d'aller passer la nuit dans un fossé, près de l'autoroute - le centre a l'obligation de fermer à 20 heures. Les relations se sont tendues avec la mairie, longtemps très ouverte. Peut-être à cause des prochaines élections législatives? Même avec le curé, tout n'est plus si simple. «Pourtant nous avons connu la guerre de près dans la région, insiste Stéphane Blondé, un notaire retraité qui deux fois par semaine, apporte le pain et les viennoiseries invendus donnés par les hypermarchés du voisinage. J'ai vu des bombardements à Hazebrouck, c'était comme à Alep. L'Europe, c'est la fin de la guerre. »

Pour un statut fort de région transfrontalière

L'Europe institutionnelle n'a pas très bonne presse à Steenvoorde. Les 50 agriculteurs de la petite ville doivent «se débattre» avec les directives agricoles et le «lobby environnementaliste», explique Jean-Pierre Bataille. Les programmes GECT, FEDER, RETI, INTERREG (dont profite aussi la Suisse): l'accès aux fonds structurels est trop compliqué, il nécessite des compétences et du temps que les petites villes n'ont pas. Et alors que Monsieur le maire a appris à nager quand il était petit à Poperingue, la ville belge distante de 12 kilomètres côté belge, là où se trouve la piscine la plus proche, les écoliers aujourd'hui ne peuvent plus y aller, la faute à de nouvelles normes européennes. «L'Europe est inaboutie, on n'a pas avancé depuis Maastricht». L'Europe de l'avenir pour lui devrait bâtir un statut fort de région transfrontalière. Steenvoorde a tout à gagner d'une coopération accrue avec la Flandre belge voisine: là-bas, les entreprises sont plus dynamiques, les magasins ouverts tous les jours, les salaires supérieurs, et le taux de chômage de 3%. En attendant, la commune a récemment signé la Charte flamande, et les panneaux dans la ville sont dans les deux langues.

Ces liens franco-belges sont nombreux. Ce n'est pas l'Europe institutionnelle, l'Europe de Bruxelles. C'est l'Europe du voisin, qui elle reste très populaire. De nombreuses familles envoient leurs enfants handicapés ou leurs parents âgés dans des homes en Belgique, où les places sont plus nombreuses (et les prix moins élevés). Le tourisme éducatif a aussi la cote, avec les écoles d'infirmières ou les universités de médecine réputées plus faciles que côté français. Personne n'ose imaginer ce qui se passerait si un jour on essayait côté français de refermer ces frontières: même si elles sont plus anciennes que la construction européenne, ces coopérations à coup sûr seraient touchées.

Le tourisme du shopping enfin reste attractif. Il faut voir au Bizet, le côté belge de la ville d'Armentières, cette ribambelle de débits de tabac serrés les uns contre les autres, qui font courir les clients français (les taxes sont moins élevées qu'en France). «Au début de l'euro c'était des voyages gratuits pour eux, raconte la gérante de Chez Carlo, Chantal Defever, un shopping de rêve, c'était facile, ils se remboursaient sur les économies faites sur le prix de l'essence, des cigarettes, du chocolat et des bières, les gens venaient de Paris, de Reims!». Le bonheur des uns venant du malheur des autres, l'ouverture des frontières a signifié la fin de milliers d'emplois directs et indirects. Une des raisons pour lesquelles l'idée d'un Frexit séduit.

Le rapport à l'Europe, c'est le rapport à la mondialisation

«Le rapport à l'Europe dépend beaucoup du niveau d'études et de la capacité à se projeter dans l'avenir et dans la mondialisation, analyse l'ancien directeur de Sciences-Po à Lille, Pierre Mathiot. Et il y a eu un déficit de pédagogie. Le Front national a détruit la parole des experts, il a beau jeu de leur reprocher d'avoir conseillé la droite comme la gauche et de s'être toujours plantés. Les plus modestes ne se rendent pas compte que si on retourne au franc, les produits de base vont coûter plus cher, et que la France devra payer des dizaines de milliards d'euros, comme la Grande-Bretagne pour le Brexit. Mais ce discours n'est pas audible (...) Le personnel politique est très en faute».

L'Europe des uns n'étant pas celle des autres: un discours frais et vivifiant, enfin, devant les magnifiques locaux fraîchement rénovés de Sciences-Po à Lille,  à quelques centaines de mètres du quartier de Fatiha et Monique. Une nuée d'étudiants arrivent à vélo. Pour eux l'Europe c'est d'abord Erasmus, la possibilité d'effectuer la 3e année de leur scolarité à l'étranger. C'est aussi les vols low cost de Ryan Air à Charleroi, en Belgique. Ils parlent tous anglais, à peu près, et se sentent citoyens de l'Union. La génération Auberge espagnole, le film de Cédric Klapisch. Eux aussi reprochent à l'Europe d'être bureauratique et trop lente. La différence, c'est qu'ils envisagent tout à fait de participer à la recréation de l'Europe, sans la subir.


 

Episodes précédents

 


L'Europe de demain, à reculons

Favoriser les voyages à l'étranger dès l'école primaire. Renforcer l'apprentissage des langues. Soutenir l'information européenne dans les médias. Créer une carte d'identité européenne. Créer un contrat de travail unique dans l'Union européenne. Faire de la politique environnementale une compétence unique de l'UE. Renforcer Frontex et créer un corps de garde-frontières européens fonctionnaires supranationaux... La centaine de militants pro-européens de tous âges qui ont participé aux Etats généraux de l'Europe à Lille, fin février, n'ont pas chômé pour fournir leurs recommandations aux décideurs européens, qui devaient recevoir leurs propositions huit jours plus tard à Rome lors du 60e anniversaire du traité fondateur de l'Union. Oui, l'Europe doit encore se développer, et elle reste un projet d'avenir. Ateliers en petits groupes le matin, où les tempes grisonnantes étaient nombreuses, et discours officiels avec le secrétaire d'Etat Harlem Désir l'après-midi, dans une salle loin d'être remplie. L'événement était organisé par le Mouvement européen et Terra Nova, ce think-tank proche de la gauche. L'idée des Etats généraux qui existent depuis 2007 est de faire participer les habitants européens à l'avenir de leur continent.

Mais si les idées ont jailli, les critiques et les plaintes aussi, et c'est peu dire que le cœur n'y était pas tout à fait. Car dans les ateliers on a également beaucoup parlé manque de lisibilité, bureaucratie déconnectée, directives imposées sans concertation, mauvaise communication, normes trop nombreuses et mal choisies, dysfonctionnements en tout genre. «Il faut renforcer les frontières, il y en a assez, des roms dans le métro» a osé une jeune Anglaise, à l'atelier Sécurité. «On devrait revenir aux fondamentaux, une Europe à moins de 10», pour cet étudiant en droit. «C'est honteux ce qu'on a fait à Calais» proteste cette bénévole dans une association humanitaire, on a failli à nos devoirs élémentaires». Trop d'Europe, trop peu d'Europe ou trop mal d'Europe. Même les militants ont le vague à l'âme.

BON A SAVOIR

Europa Nova a créé une agence Triple E, qui a noté de E à F les programmes et les déclarations des principaux postulants à la manière des agences financières. Emmanuel Macron s'en sort le mieux avec un EE+, les pires notes étant celles de Jean-Luc Mélenchon E, et Marine Le Pen F.