L’Italie prend très mal le coup de force de Bruxelles
Crise budgétaire
Le refus par la Commission européenne du budget italien 2019 met Rome et Bruxelles dans une forme d’impasse. Il pourrait même renforcer le gouvernement populiste de Giuseppe Conte. Ce dernier négocie déjà avec la Russie, les Etats-Unis et la Chine au cas où la situation se détériorerait

Certains y voient une fracture irrémédiable, d’autres un précédent qui va laisser des traces. En refusant mardi le budget 2019 du gouvernement populiste italien et en imposant à Rome un ultimatum jusqu’au 13 novembre prochain pour corriger sa copie, la Commission européenne crée un précédent dans l’histoire de l’UE. Et elle joue gros. Très gros.
En Italie, la décision de Bruxelles de remettre Rome dans le rang a très mal passé. Le ministre de l’Intérieur et chef de file de la Ligue (extrême droite), le très souverainiste Matteo Salvini, a réagi sèchement mercredi. Pour lui, l’ultimatum est une attaque «non pas seulement contre le gouvernement, mais aussi contre le peuple» italien. Il a promis qu’il n’allait pas «changer une virgule» à un budget qui prévoit un déficit de 2,4% du PIB, donc a priori respectueux des critères de Bruxelles, mais qui n’agit pas suffisamment sur les dépenses structurelles.
«Tigre de papier»
Ex-représentant du Parti démocrate à la Chambre des députés et professeur à l’Université de Bologne, Carlo Galli met en garde: «La décision de Bruxelles pourrait jouer en faveur du gouvernement italien, activer un mécanisme de défense de la patrie contre une injustice venant de l’étranger. Un peu comme lorsque la Société des Nations avait pris des sanctions contre l’Italie après l’invasion de l’Ethiopie. Beaucoup s’étaient ralliés derrière Mussolini.»
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En agissant ainsi, l’UE s’engage dans un jeu à somme nulle. Elle supprime, précise-t-il, toute possibilité de renégocier quoi que ce soit. Elle a mis l’Italie dos au mur. «Et maintenant, si l’UE recule, elle montrera qu’elle est incapable de discipliner un Etat membre. Elle deviendrait une sorte de tigre de papier. Et si le gouvernement recule, son geste serait vécu comme une trahison par les électeurs.»
Un bras de fer plus politique qu'économique
Carlo Galli s’étonne d’autant plus de l’escalade provoquée par Bruxelles sachant que, d’un point de vue économique, il n’aurait pas été insurmontable tant pour Rome que pour l’UE de trouver un terrain d’entente. Plus qu’économique, le bras de fer, entend-on, est avant tout politique. Pour Rome, l’enjeu est de conquérir une marge de manœuvre, comme les Allemands ont su le faire en certaines circonstances.
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L’une des principales préoccupations de l’UE, toutefois, a trait à la réforme des retraites (loi Fornero) inspirée par Bruxelles, que la Ligue a promis de modifier au risque de faire déraper les comptes publics. Quant au revenu de citoyenneté (780 euros par mois), «il faut relativiser, ajoute Carlo Galli. Tous les pays européens en ont un sous une forme ou une autre.» Le bras de fer relance le débat sur la pertinence de l’austérité pour réduire une dette publique qui équivaut à 131% du PIB. La dette italienne représente dix fois celle de la Grèce. L’impact sur la zone euro en cas de crise grave serait sans commune mesure avec ce qu’a provoqué la crise grecque.
«Too big to fail»
Professeur émérite de science politique de l’Université de Bologne, Gianfranco Pasquino le relève: «Ce qui changera la donne, ce n’est pas le refus de Bruxelles, c’est le spread (différence entre les taux d’intérêt allemands et italiens à 10 ans). S’il atteint 400 points, les conséquences seront considérables.» Vendredi, la note de Standard and Poor’s pour l’Italie sera un premier indicateur.
Mais le professeur rappelle que la Ligue et le Mouvement 5 étoiles (M5S), la coalition au pouvoir, continue de bénéficier du soutien de 60% des Italiens et d’une large majorité au parlement. Elle profite de la très forte volatilité de l’électorat. «La situation est grave, ajoute Gianfranco Pasquino, qui rappelle que les Italiens ont voté un tel gouvernement en connaissance de cause. Si ce dernier dit ne pas avoir l’intention de quitter la zone euro, les marchés pourraient le contraindre à en sortir.»
Seul un Italien sur cinq paie des impôts. Les citoyens croient toujours en la bonne étoile, qu’il y aura toujours quelqu’un pour venir les sauver
Gianfranco Pasquino
Selon le politologue bolonais, l’Italie doit toutefois empoigner certains problèmes de plus en plus criants. A commencer par la réforme du système fiscal: «Oui, le pays est riche, mais seul un Italien sur cinq paie des impôts. Les citoyens croient toujours en la bonne étoile, qu’il y aura toujours quelqu’un pour venir les sauver, que l’Italie est «too big to fail».
A la tête de la Banque centrale européenne, Mario Draghi n’a pas fait de favoritisme envers Rome, mais il avait toujours la situation italienne à l’esprit quand il prenait des décisions. Les choses pourraient changer après lui.» Au sein de l’UE, ce sont davantage Amsterdam ou Vienne qui poussent à l’intransigeance que Berlin, qui semble mesurer les dégâts que causerait à l’Europe et à l’Allemagne une vraie déstabilisation de l’Italie.
A Rome, tant le président du Conseil, Giuseppe Conte, à Moscou mercredi, que Matteo Salvini et Luigi di Maio (chef de file du M5S) ont conscience que l’Italie est dans une zone dangereuse. «Ils sont très actifs sur la scène internationale, analyse Carlo Galli. Ils veulent s’assurer qu'au cas où les obligations de l’Etat italien deviennent «pourries», ils aient le soutien des Américains, des Russes ou des Chinois en présentant les enjeux géopolitiques à chaque puissance.» Et l’ex-député de conclure: «A Bruxelles, il faudrait soulever la question de la réforme des traités. Mais personne n’en parle. Or si ceux-ci ne sont pas changés par le haut, ils pourraient l’être par le bas.»