«Les forces aériennes ukrainiennes sont très performantes. Elles interceptent la plupart des missiles et des drones envoyés par l’armée russe. Lors des dernières frappes, 61 projectiles sur les 70 tirés ont été détruits. Mais chaque attaque que nous ne pouvons pas empêcher détruit un peu plus le système électrique ukrainien et plonge le pays dans l’obscurité et le froid. Nous avons absolument besoin de davantage de systèmes de défense antiaérienne», plaide Olena Halushka, membre d’une délégation de la société civile ukrainienne qui était en Suisse ces derniers jours. Elle y a rencontré les autorités et plusieurs parlementaires suisses.

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Membre du Bureau national ukrainien contre la corruption, Olena Halushka, comme toute la société civile de son pays, s’est reconvertie dans la lutte contre l’invasion russe. Elle juge «incompréhensible» la décision de Berne d’empêcher l’Allemagne de livrer des munitions suisses à l’Ukraine. Toute réexportation de matériel de guerre produit en Suisse nécessite une autorisation. En vertu de la neutralité, pas question pour Berne d’autoriser un transfert vers un pays en guerre, favorisant un camp plutôt qu’un autre.

Le stock bloqué en Allemagne a beau être modeste – 12 400 cartouches – il fait beaucoup parler de lui. Car ces munitions serviraient à des chars antiaériens Guépard que l’Allemagne a livrés à l’Ukraine. Il y a quelques jours, l’armée ukrainienne affirmait avoir même réussi à abattre un missile russe avec ces véhicules auxquels Berlin avait renoncé il y a une dizaine d’années. Interviewé jeudi dans la NZZ, le secrétaire général de l’OTAN, le Norvégien Jens Stoltenberg, estimait que les munitions suisses pourraient «sauver des vies chaque jour».

«Le temps presse, continue Olena Halushka. Plus les coupures d’électricité se prolongent, plus les tuyaux de chauffage dans les grands immeubles des villes ukrainiennes risquent de geler et d’exploser. Les appartements deviendront invivables jusqu’au printemps. Les habitants seront obligés de s’en aller.» Elle estime que jusqu’à 5 millions d’Ukrainiens supplémentaires pourraient fuir en Europe, ce qui fait partie du calcul du Kremlin, selon elle, pour déstabiliser l’Union européenne et saper le soutien à l’Ukraine.

Critiques disproportionnées contre Berne?

Jusqu’à présent, c’est plutôt l’inverse qui se produit. Selon l’Institut de Kiel pour l’économie globale, qui répertorie les aides militaires, économiques et humanitaires à l’Ukraine, l’Europe est devenue pour la première fois depuis le début de l’invasion russe le premier donateur envers l’Ukraine. L’UE, qui serre davantage les rangs derrière l’Ukraine, comprend-elle de moins en moins la neutralité helvétique? Responsable des risques globaux et émergents au Centre de politique de Genève, une institution financée en majorité par la Confédération, Jean-Marc Rickli estime que les critiques contre la Suisse sont disproportionnées par rapport à la valeur militaire qu’aurait la livraison des munitions suisses.

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«Chaque Guépard comprend deux canons, qui peuvent tirer en moyenne 550 coups par minute chacun. La demande de réexportation allemande concerne 12 400 cartouches, et donc représente moins de 23 minutes d’utilisation pour un canon. Une telle quantité pourrait contribuer à protéger une cible, sur un temps limité, mais n’aurait aucun impact stratégique», estime Jean-Marc Rickli. L’Allemagne a elle-même longtemps été critiquée pour son soutien militaire timide à l’Ukraine et Berlin n’a toujours pas livré certains armements de pointe réclamés par Kiev, comme les chars Leopard.

Ecartés par l’armée allemande, les Guépard ne font pas partie des équipements les plus avancés. Mais Niklas Masuhr, chercheur au Centre de sécurité de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, pense qu’ils ont une utilité militaire. «Ils peuvent être déplacés facilement pour protéger des infrastructures critiques. Il n’y a pas de solution unique contre les frappes russes. Ces armes sont plutôt efficaces contre les drones et peuvent permettre aux autres systèmes livrés à l’Ukraine de se concentrer sur les missiles», dit-il. De manière générale, l’expert pointe l’épuisement des stocks de munitions. «Avant l’invasion de l’Ukraine, les coupes budgétaires ont plutôt été effectuées dans ce domaine et les pays européens ont moins de capacité industrielle que pendant la guerre froide», conclut Niklas Masuhr.

Frappes ciblées

La délégation ukrainienne n’avait pas seulement des demandes militaires à adresser à la Suisse. Victoria Voytsitska, une ancienne parlementaire et membre de la commission sur l’énergie, décrit comment les bombardements russes visent systématiquement les transformateurs, des chaînons essentiels du réseau ukrainien. Victoria Voytsitska refuse de dévoiler le nombre exact de ces infrastructures de la taille d’un bâtiment d’un ou deux étages détruites par les missiles russes. Mais elle chiffre en dizaines les transformateurs mis hors service à travers toute l’Ukraine. «Nous produisons assez d’électricité mais nous avons toutes les peines du monde à l’acheminer aux consommateurs», explique l’ancienne parlementaire. Selon elle, un tiers du réseau ukrainien ne fonctionne plus. «Pour l’armée russe, il est plus efficace de s’en prendre à ces transformateurs. Un missile suffit, alors qu’il en faudrait bien davantage pour détruire de grandes centrales électriques. C’est une stratégie cynique et efficace», se désole-t-elle.

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Les deux activistes ukrainiennes font donc le tour des pays européens pour demander la livraison de transformateurs. Les générateurs, marchant à l’essence, «sont une solution de secours, par exemple pour les hôpitaux, mais ils ne régleront pas le problème», poursuit Victoria Voytsitska. L’Ukrainienne estime que de nombreux pays européens disposent d’anciens transformateurs qui pourraient être livrés à l’Ukraine. A sa connaissance, aucun de ces équipements lourds n’a encore été acheminé. Le premier serait en route depuis la Lettonie. L’Ukrainienne en appelle aussi à la Suisse. Début novembre, après la visite surprise du président de la Confédération, Ignazio Cassis, à Kiev, le Conseil fédéral avait décidé d’une aide supplémentaire de 100 millions de francs pour aider l’Ukraine à passer l’hiver. Mais la livraison de transformateurs n’en faisait pas partie.