L’Ukraine part à la recherche de ses enfants manquants
Guerre en Ukraine
AbonnéLes autorités ukrainiennes ont les noms de 11 000 enfants qu’elles disent avoir été transférés illégalement en Russie pour y être adoptés. Kiev accuse Moscou de voler des enfants sous le couvert d’actions humanitaires
Oliena a bien cru qu’elle ne reverrait jamais son fils. Cette infirmière, aujourd’hui réfugiée en France, travaillait à Izyoum, dans l’est de l’Ukraine. Lors de la prise de la ville par les forces russes au printemps, elle travaillait dans le sous-sol de l’hôpital pour échapper aux bombardements. L’endroit était l’un des rares endroits de la ville avec de l’électricité. Un jour, son fils et sa mère sont venus recharger leur portable sur place. Oliena les a ensuite raccompagnés un bout du chemin. «Quand je suis retournée soigner les blessés, j’ai entendu une explosion, puis une autre. Après un moment, tout le monde me regardait bizarrement. J’ai compris qu’il était arrivé un malheur. Ma mère est morte sur place et mon fils a été gravement blessé.»
Elle apprendra le lendemain qu’il a été secouru par des soldats russes et emmené dans un hôpital à Moscou. Oliena dit avoir remué ciel et terre pour le retrouver. En vain. Jusqu’à un message un mois et demi plus tard sur son téléphone avec la photo de son fils envoyé d’un numéro inconnu. «Une femme de la région de Kharkiv était au chevet de son fils dans la même chambre d’hôpital. Sans elle, je n’aurais jamais retrouvé mon enfant», dit-elle, la voix qui se brise. Cette femme témoignait mardi lors d’une conférence de presse organisée par des associations de soutien à l’Ukraine en France.
Rares sont les enfants rapatriés
Oliena ne sait pas si son fils pourra un jour remarcher, mais au moins elle est auprès de lui. Selon Kiev, des milliers d’autres parents n’ont pas cette chance. Depuis l’Ukraine, Daria Gerasmchuk, conseillère et commissaire du président Volodymyr Zelensky pour les droits de l’enfant, fait état de 11 129 enfants ukrainiens transférés en Russie depuis le 24 février. «Il s’agit de personnes dont nous avons les noms», dit la responsable en s’appuyant sur le portail d’informations mis en place par les autorités ukrainiennes pour aider les familles sans nouvelles. Mais la conseillère assure que le phénomène est bien plus répandu. Sur tous les enfants manquants recensés, seuls 103 ont pu être rapatriés. Daria Gerasmchuk ne veut pas dévoiler dans quelles circonstances ces retours ont été possibles. «Chaque cas a nécessité énormément d’efforts des autorités, mais aussi des forces spéciales», répond-elle.
L’ampleur des transferts d’enfants ukrainiens, ensuite placés ou adoptés en Russie, commence seulement à émerger, alors que d’innombrables familles ont perdu la trace de leurs proches. Dans un rapport de jeudi dernier, l’ONG Amnesty International estimait que les enfants, ainsi que d’autres groupes vulnérables, comme des personnes âgées ou handicapées, avaient plus de risques d’être transférés en Russie.
Evgueni, qui a également participé à cette conférence de presse depuis la Lituanie, est sorti d’une cave de Marioupol au moment de la prise de la ville, en mai dernier. Les soldats russes lui ont donné une demi-heure avec d’autres habitants pour monter dans des bus d’évacuation. Direction la république séparatiste de Donetsk et un camp de filtration, pour repérer les combattants. Là, Evgueni est séparé de ses enfants. Après 45 jours de détention dans un camp de travail, il est libéré et apprend que ces derniers ont été envoyés dans une colonie de vacances russe. Il ne les aurait jamais revu sans l’aide de Russes anonymes. L’un d’eux a donné à ses enfants une carte de téléphone pour qu’ils puissent enfin donner des nouvelles à leur père. Il n’avait plus que cinq jours pour éviter une adoption. Selon Daria Gerasmchuk, 1000 enfants de Marioupol ont été adoptés en Russie.
«Un spectacle»
La Russie présente au contraire ses actions comme un sauvetage d’orphelins dont les parents ont été tués dans les combats ou de mineurs qui étaient placés dans des institutions qui se sont retrouvées sur la ligne de front. Pour Oleksandra Romantsova, directrice adjointe du Centre pour les libertés civiles, association qui a obtenu le Prix Nobel de la Paix cette année, rien n’est plus faux: «Les enfants n’ont pas leur mot à dire, même ceux qui ont l’âge de donner leur consentement. Amnesty International cite aussi plusieurs cas d’enfants séparés de leurs parents.
Moscou a récemment évacué un orphelinat à Kherson, ville qui vient d’être abandonnée par l’armée russe, et où les autorités ukrainiennes soupçonnent de nombreux transferts d’enfants. «La Russie en a fait un spectacle humanitaire, mais en réalité, elle vole des enfants. C’est une politique qui vise à les déconnecter de leur famille mais aussi de leur pays», accuse Oleksandra Romantsova.
La politique russe ne semble pas cachée. Olena Vykhor, représentante du commissaire aux droits de l’homme du parlement ukrainien, montre des lettres officielles faisant état de transferts depuis les régions de Kherson ou de Lougansk, annexées par la Russie en septembre. Le rôle de la commissaire russe aux droits de l’enfant, Maria Lvova-Belova, est sur toutes les lèvres. Nommée en 2021 par Vladimir Poutine, elle annonce fièrement les évacuations vers la Russie et a elle-même adopté un adolescent de 16 ans venant de Marioupol.
Dans son rapport, Amnesty International fait état de procédures simplifiées pour l’adoption en Russie. Et appelle au retour dans leur pays de tous les enfants illégalement transférés: un crime de guerre, voire un crime contre l’humanité, selon l’ONG. Les autorités ukrainiennes, elles, dénoncent une pratique relevant du génocide. Egalement invité à la conférence de presse de mardi, l’écrivain Jonathan Littell, Prix Goncourt 2006 pour Les Bienveillantes, roman qui retrace la guerre d’anéantissement menée par Adolf Hitler contre l’Union soviétique, ne voit qu’un précédent à cette politique: non pas les déportations de populations sous Staline mais l’enlèvement de dizaines de milliers d’enfants polonais pour les assimiler dans l’Allemagne nazie.