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«La magie royale a encore marché»: le dernier adieu des Britanniques à Elisabeth II

Dans un anachronisme patent et épatant, les Britanniques ont offert lundi à Elisabeth II un dernier hommage, dans un moment de communion nationale

Le cercueil de la reine Elisabeth II dans la chapelle Saint-Georges de Windsor le 19 septembre 2022. — © POOL / via REUTERS
Le cercueil de la reine Elisabeth II dans la chapelle Saint-Georges de Windsor le 19 septembre 2022. — © POOL / via REUTERS

1901, lors des funérailles de la reine Victoria? 1952, pour celles de George VI, le père d’Elisabeth II? 1965, pour celles de Winston Churchill? Si ce n’était pour la tribune de presse, avec ses caméras de partout et ses photographes avec leurs énormes téléobjectifs, et le tarmac impeccable, on se croirait dans un livre d’histoire. Rien n’a changé dans le protocole, ou presque, depuis les grandes funérailles de Victoria, impératrice des Indes. Les gardes écossais passent au pas, le son de la cornemuse retentissant dans le silence qui règne devant l’abbaye de Westminster. Puis arrive le régiment de la Royal Navy, 142 marins tirant le porte-canon sur lequel repose le cercueil d’Elisabeth II, entouré de l’étendard royal rouge et or, avec ses lions inspirés du drapeau normand. Sur le dessus, le sceptre, la couronne d’Etat impériale et le globe sont exposés, symboles de son règne.

Une journée historique vient de démarrer. Le cercueil, qui reposait au cœur du parlement depuis quatre jours, provoquant des kilomètres de queue, est transporté à l’abbaye de Westminster.

Le sceptre, la couronne d’Etat impériale et le globe sont exposés sur le cercueil, symboles de son règne. — © POOL / via REUTERS
Le sceptre, la couronne d’Etat impériale et le globe sont exposés sur le cercueil, symboles de son règne. — © POOL / via REUTERS
Notre suivi de la journée: Après des adieux historiques, la reine repose pour l'éternité

Anachronisme patent

Le défilé est hors d’âge, l’anachronisme patent, et c’est sans doute ce qui fait son succès. A l’intérieur de l’abbaye, cette petite dame de 96 ans qui prononçait ses discours d’un ton nasillard a rassemblé tout ce que la planète connaît de pouvoirs. Joe Biden a eu l’honneur exceptionnel de venir dans sa propre voiture blindée, The Beast. Les autres chefs d’Etat ont dû se contenter d’arriver par bus entiers, relégués au rang de simples figurants. Le président français, Emmanuel Macron, est arrivé dans le groupe, précédé, deux mètres devant, du président irlandais. Tous ces chefs de gouvernement et d’Etat sont entrés par le côté de l’abbaye, presque à la sauvette.

Ce fut ensuite au tour des anciens premiers ministres britanniques, arrivant par groupes de trois: Boris Johnson, Theresa May et David Cameron, puis Gordon Brown, Tony Blair et John Major. Enfin, Liz Truss, l’actuelle première ministre, a eu droit à son convoi à part.

Mais aujourd’hui, comme il y a un siècle, l’honneur est aux nobles, les derniers arrivés. Ils n’ont plus aucun pouvoir formel mais ils forment la clé de voûte du spectacle. D’abord, dans trois bus, les membres un peu distants de la famille royale – les seconds couteaux – ont débarqué. Puis sont arrivées les Rolls-Royce de la reine consort, Camilla, et de Kate, l’épouse du prince William.

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Muraille humaine

Dans la foule, on se tord le cou pour essayer d’apercevoir le cortège. Mais devant la muraille humaine et les nombreux bras levés pour filmer au téléphone portable, il faut se fier au son pour savoir ce qu’il se passe. La cornemuse s’est mise à retentir, donnant le signal du cortège mortuaire qui s’ébranle. A l’arrière, le visage grave, Charles III avance d’un pas lent. Il a 73 ans, est bien moins populaire que sa mère et sait pertinemment qu’il ne pourra pas la remplacer. Son visage n’en dit rien. Le protocole est suivi au millimètre, chaque déplacement arrive à la seconde annoncée, la succession est assurée. Le nouveau roi est accompagné de la famille royale resserrée, rappel que la lignée des Windsor durera: les enfants d’Elisabeth II et ses petits-enfants, dont le prince William, désormais l’héritier direct de la couronne, en uniforme militaire.

Des membres de la Garde royale. — © POOL / via REUTERS
Des membres de la Garde royale. — © POOL / via REUTERS

Le révérend David Hoyle, qui est à la tête de l’abbaye de Westminster, prend la parole. «Avec gratitude, nous nous rappelons de l’engagement [d’Elisabeth II] sans faille à cet appel [de Dieu] pour être reine, à la tête du Commonwealth. Avec admiration, nous nous rappelons de son sens du devoir, qu’elle a maintenu toute sa vie, et de son dévouement à son peuple. Nous remercions Dieu pour sa dévotion et son exemple constant pour la foi religieuse.» Commonwealth, sens du devoir, religion. En trois phrases, il vient de résumer ce que disent les milliers de Britanniques qui attendent le long du Mall, la longue avenue menant à Buckingham Palace.

Communion populaire

Même Kay Hull, une «ardente républicaine», qui ne peut pas intellectuellement justifier la monarchie, a fait le déplacement. Elle s’avoue bluffée par l’extraordinaire cérémonial qu’elle vient de voir: les joueurs de cornemuse, dont le son résonne à donner la chair de poule; le cercueil posé sur le porte-canon historique, qui avait déjà servi lors des funérailles de la reine Victoria; le roi Charles III, et toute la famille royale, marchant au pas à l’arrière, l’air sombre. «J’aimais bien la reine, malgré tout. Franchement, elle a fait du bon travail», confie-t-elle.

Je ne suis pas un grand fan de la monarchie, mais Elisabeth II dépassait la monarchie

Contrairement aux premiers jours, il n’y a plus de larmes dans la foule. L’atmosphère est au respect et à la communion populaire, au rassemblement national quelles que soient les convictions de chacun. C’est pour cela que Kay Hull est quand même venue avec son fils de 43 ans et sa petite-fille. Il fallait vivre ce moment aux premiers rangs dans la foule, partager ce sentiment mêlé de tristesse et de fierté nationale. «C’était important que ma fille de 6 ans voie ce moment historique, explique Dan Hull, le fils de Kay. Je ne suis pas un grand fan de la monarchie, mais Elisabeth II dépassait la monarchie. Et puis, j’adore l’histoire, le respect des traditions: rien n’est plus britannique que ça.»

Silence de la foule

Ridicule? Désuet? Deborah Seymour, une Londonienne de 58 ans, n’est pas loin de le penser. Et pourtant, rien ne peut remplacer ce faste et ce symbole d’unité, estime-t-elle. «La famille royale vient remplir un vide. La société a besoin de ça, même si c’est intangible. A défaut de religion, c’est nécessaire.» Elle-même est partie dimanche soir sur un coup de tête faire la queue pour voir le cercueil dans Westminster Hall. «Le temps d’attente s’était réduit, je me suis dit qu’il fallait le faire.»

Le cortège funéraire — © Kirsty O'Connor / keystone-sda.ch
Le cortège funéraire — © Kirsty O'Connor / keystone-sda.ch

Elle a quand même patienté près de dix heures et elle est arrivée dans l’immense salle historique du parlement à 4h30 du matin, deux heures avant sa fermeture définitive. Puis, prise par la foule et les barrières de police, elle a décidé de rester pour voir le cortège mortuaire. «C’était vraiment extraordinaire! Vous avez vu, les chevaux, les gardes, les hallebardes! Le silence de la foule, aussi! La magie royale a encore une fois marché.» Elle est pourtant la première à émettre des critiques sur la famille royale, elle qui a repris récemment des études d’histoire médiévale. «Mais il ne faut pas se débarrasser de la monarchie, qui remplit un rôle important.»

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«Mon cœur est plein»

Un rôle extrêmement public et très intime à la fois. Chez Rebecca, une mère de famille d’Oxford qui a amené ses quatre enfants adolescents voir le cortège mortuaire, pas un Noël ne se déroule sans écouter le discours annuel de la reine. «A 15h exactement, on arrête tout et on l’écoute. C’est un moment où il n’y a que la famille, personne d’autre. D’une certaine manière, Elisabeth II faisait partie de la famille.» Sa propre mère était enfant lors du couronnement en 1953, et avait campé toute une nuit sur le Mall pour voir la jeune souveraine le lendemain. Cette extraordinaire longévité, à travers les générations, explique largement l’extrême tendresse des Britanniques pour feu leur reine.

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«On est venu faire notre deuil tous ensemble», confirme Wendy Miller, 76 ans. Son fils est membre de la Royal Air Force et, à ce titre, a reçu une décoration royale, ce qui lui a valu une invitation à Buckingham Palace. «Quand j’ai passé les grilles, j’ai dû me pincer pour y croire», continue Wendy Miller. Ce lundi, pour ces funérailles d’Etat, elle est triste, bien sûr. Mais voir le cercueil, dire adieu une dernière fois, dans une communion populaire, lui a fait du bien. «Mon cœur est plein», confie-t-elle joliment. Les adieux sont faits. Demain, il faudra reprendre la vraie vie: les grèves, le pays qui craquelle, l’inflation qui flambe. Mais l’espace d’une parenthèse, le Royaume-Uni s’est (presque) uni.

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Des corgis de la famille royale — © Peter Nicholls / keystone-sda.ch
Des corgis de la famille royale — © Peter Nicholls / keystone-sda.ch