Elles nous rencontrent dans un café installé au cœur de la Genève internationale. Maria et Natalia* ont un message à faire passer. Elles ne veulent pas être considérées comme des complices de Vladimir Poutine, qui a décidé d’envahir l’Ukraine il y a un peu plus d’un an. Dans un français mâtiné d’accent russe, elles portent la voix de l’opposition à la guerre et au maître du Kremlin tout en gardant un certain anonymat. On ne sait jamais.

Maria n’est pas du genre à avoir la langue dans sa poche: «Je suis une patriote, je suis pour une Russie libre et démocratique. Et oui, je suis une poutinophobe.» Elle vit en Suisse depuis 2011 et travaille dans le marketing au sein d’une multinationale. Subit-elle de la russophobie? «Non pas du tout», réplique-t-elle tout en déplorant que certains de ses compatriotes soient exclus des organisations internationales. «C’est contre-productif», dit-elle.

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Adepte de littérature

A l’occasion du premier anniversaire de la guerre, elle était sur la place des Nations à Genève pour protester contre Vladimir Poutine, «qui fait tout pour détruire la Russie». Elle n’en est pas à son premier acte de protestation. Cette Moscovite qui a encore de la famille dans la capitale avait déjà manifesté au lendemain de l’invasion de l’Ukraine. Le 24 février dernier, les opposants russes réunis à Genève avaient un message clair. Ils appelaient au retrait immédiat des troupes russes d’Ukraine, au rétablissement de l’intégrité territoriale du pays au sein de ses frontières de 1991, à une indemnisation intégrale pour les dommages causés et la comparution de tous les complices de la guerre devant un tribunal international.

Maria a étudié à l’Université de Moscou, est toujours une grande adepte de littérature et de théâtre russes. Ses enfants vont à l’école publique à Genève. «Cet esprit protestataire est bien ancré dans la famille. Mon père, septuagénaire, manifestait déjà contre le pouvoir soviétique. Il est contre Poutine également.» Les opposants russes en Suisse qui manifestent contre le maître du Kremlin et sa clique ne sont pas très nombreux. Mais ils sont déterminés. A Zurich, une association, Zukunft Russland, milite pour une Russie pacifique.

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Ce qui choque le plus Maria, ce sont les Occidentaux et Suisses qui gobent la propagande du Kremlin. A Genève, elle ne rate aucun débat sur les grandes questions du moment et est surprise de constater que les Occidentaux ne comprennent pas pourquoi les Russes ne se soulèvent pas davantage contre le régime de Poutine. «Je crois qu’ils ne saisissent pas ce que ça signifie de vivre en Russie aujourd’hui. Le pays a toujours eu une histoire compliquée. Je ne suis par exemple pas fière du tsar Ivan le Terrible, dit-elle d’un air amusé. Mais on ne peut pas dire au peuple russe qu’il est stupide de ne pas embrasser la démocratie. Elle n’a jamais existé. Même si Poutine devait disparaître, le pays ne se transformerait pas d’un jour à l’autre en démocratie.»

«La mort de Nemtsov fut un choc»

Natalia vit dans la région genevoise. Elle est plutôt une scientifique. Elle a également étudié à Moscou et s’insurge contre le régime du Kremlin. Quand, un matin de 2015, elle a appris l’assassinat du célèbre opposant Boris Nemtsov à deux pas du Kremlin, elle s’est «sentie mal», dit-elle. Elle abonde dans le sens de Maria: «La Russie de Poutine est championne de la répression. Pour moi, celle-ci a été massivement mise en place à partir des grandes manifestations anti-Poutine de 2012. Aujourd’hui, de nombreux fonctionnaires d’Etat ne s’opposent pas au président, car ils ont peur de perdre leur travail et d’être envoyés en prison. Or, celle-ci fait peur. C’est encore le goulag.» Nombre de Russes, ajoutent les deux femmes, acceptent de travailler dans des usines d’armement «pour des clopinettes».

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Aux yeux de Natalia, le régime de Poutine a réussi avec sa propagande, notamment par les trolls créés à l’Internet Research Agency de Saint-Pétersbourg, établie par l’actuel patron de la milice Wagner, Evgueni Prigojine, à donner une image négative de l’opposant Alexeï Navalny, qui croupit en prison. Elle relève que les Russes opposés à la guerre sont bien plus nombreux qu’on l’imagine, mais ils n’osent pas toujours l’exprimer, notamment après les dizaines de milliers d’arrestations qui ont eu lieu peu après le début de la guerre. Mais, ajoute-t-elle, «quand un missile russe est tombé sur un immeuble civil à Dniepr, des mémoriaux ont été érigés dans une septantaine de villes en Russie». Mais, poursuit Natalia, «le régime est très fort en termes de propagande. Une discipline enseignée d’ailleurs à l’université où j’apprenais ce qu’étaient les différents types de propagande, noire (tout est faux), grise (moitié fausse) et blanche. A Moscou, ils savent très bien la calibrer par rapport à chaque pays. Pour la Suisse, ils ciblent sur la question de la réexportation d’armes vers l’Ukraine; en Italie, ils incitent les citoyens à s’ériger contre l’OTAN et les Etats-Unis. En Russie, ils dépeignent les Ukrainiens comme appartenant tous à la communauté LGBT.»

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Tant Maria que Natalia ont toujours de bons contacts avec leurs amis ukrainiens, mais avec la guerre qui perdure et des proches qui meurent dans les combats, «les relations se compliquent un peu», avouent-elles. Elles refusent toutes deux la notion «d’humiliation» de la Russie souvent avancée par le clan Poutine. Quant aux Occidentaux, elles ne pensent pas qu’ils feront le nécessaire pour faire traduire Poutine en justice. Ils ont trop d’intérêts à défendre.

* Nom d’emprunt