L’institution a 93 ans cette année. C’est la première fois qu’elle est dirigée par une femme. Marie Laure Salles est depuis le 1er septembre la nouvelle directrice de l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID). Ex-doyenne de l’Ecole du management et de l’innovation à Paris, elle succède à Philippe Burrin, après avoir été professeure au Centre de sociologie des organisations à Sciences Po Paris. Elle livre ses premières impressions.

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Le Temps: Vous avez été professeure invitée en 2015-2016 à l’IHEID. Qu’est-ce qui vous a motivée à en devenir la directrice?

Marie Laure Salles: J’étais déjà fascinée par l’excellence de la recherche produite à l’institut bien avant mon arrivée à Genève. Les thématiques traitées ici sont très proches de celles que j’ai abordées en tant que chercheuse, notamment en matière de gouvernance de la mondialisation, d’évolution transnationale du capitalisme et de diffusion transnationale des idées et pratiques. Par la nature de mes travaux de recherche, il y a une vraie proximité entre l’institut et moi-même. De plus, la recherche à l’IHEID est non seulement excellente, mais elle est aussi pertinente; elle s’attelle aux problèmes actuels du monde dans lequel nous vivons et contribue de manière unique à la réflexion sur les enjeux globaux qui sont au cœur de l’identité des organisations de la Genève internationale. La qualité comme définition culturelle de l’institut est aussi une dimension qui m’a séduite dès le début – on la retrouve au niveau tant de la recherche que de l’enseignement, des étudiants et des services de soutien (service technologique, bibliothèque, etc.).

L’une des caractéristiques de l’IHEID, c’est sa transdisciplinarité. Un aspect qui vous parle?

J’ai du mal à me définir moi-même en termes étroitement disciplinaires! J’ai un doctorat de sociologie qui est mâtiné d’histoire et de science politique. Je suis donc très ancrée dans la transdisciplinarité, un prisme nécessaire pour comprendre le monde d’aujourd’hui. L’IHEID aborde nombre de questions à la manière d’un Marcel Mauss (considéré comme l’un des pères de l’anthropologie française), qui s’intéressait à ce qu’il appelait les faits sociaux totaux. Prenez l’exemple du Covid-19; les défis ne sont pas seulement sanitaires, ils sont aussi économiques, sociaux et politiques. Le positionnement géographique de l’IHEID est également unique, à la fois très ancré dans le tissu suisse tout en étant profondément international. Sa proximité avec certains des lieux clés de formalisation de ce que j’appelle le software du monde lui offre de formidables leviers d’action.

Vous souhaitez visiblement maintenir l’IHEID bien ancré dans la Genève internationale…

Oui, dans son aspect le plus international, mais aussi dans ce qu’il a de plus national. Il y a une identité de ce transnationalisme suisse qui ne se réduit pas à l’ONU ou aux organisations internationales. La dimension très suisse du transnational m’intéresse beaucoup à un moment où la coopération internationale est mise à l’épreuve.

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Allez-vous «profiter» de la crise du Covid-19 pour inscrire davantage l’IHEID dans l’ère numérique?

L’académie a été assez frileuse et lente pour passer à la numérisation. Le Covid-19 nous a fait franchir un cap à la vitesse grand V et de manière un peu forcée. C’est très bien. Ma conviction, toutefois, c’est que le numérique est un outil merveilleux, mais il ne doit pas devenir une fin en soi, surtout pas pour une université de sciences sociales et humaines. Mais il est évident qu’un institut comme le nôtre doit s’intéresser de très près aux questions de gouvernance du numérique et de la technologie. Je ne suis pas une fétichiste de la technologie, mais elle va nous offrir de vraies opportunités pour faire intervenir à distance des professeurs qui ne peuvent se déplacer, pour mobiliser davantage les réseaux de nos anciens étudiants (alumni) et permettre à des étudiants de pays avec lesquels nous sommes moins familiers de suivre des cours en ligne. L’hybride restera notre mode d’action. Le rôle d’un institut universitaire, c’est le débat, l’échange, le social au sens humain du terme. Je suis opposée à une ubérisation de l’institut et du monde académique dans son ensemble. Nous devons rester très réflexifs sur la technologie, ses forces, mais aussi ses limites.

Maintiendrez-vous le réseau de partenaires académiques dans le monde anglo-saxon et de plus en plus issus de pays du Sud?

C’est un objectif que l’IHEID a toujours poursuivi et nous allons bien sûr continuer dans cette direction. Mais il est clair qu’après un mouvement de mondialisation marqué de l’université au cours de ces dernières années, le Covid-19 va ralentir les échanges académiques internationaux d’étudiants et de professeurs, en tout cas pour une certaine période. Il faudra réinventer cette collaboration internationale dans un monde qui se rétrécit et qui se régionalise. L’objectif restera néanmoins de rester le plus ouvert possible.

L’IHEID se distingue par un corps estudiantin très international. Certains esprits critiques pensent que les étudiants suisses n’ont que peu accès à l’institut…

La clé, pour nous, c’est l’excellence des étudiants et un ancrage très international. C’est l’ADN de l’institut. On ne va pas le remettre en question. Mais cela ne nous empêchera pas d’être plus inclusifs. Nous allons chercher à développer une coopération plus étroite avec nos partenaires suisses actifs dans des disciplines différentes – des écoles d’ingénieurs, de design, d’autres universités suisses. Dans cette optique, on pourrait voir, à terme, davantage d’étudiants suisses d’excellence à l’institut.

L’institut, depuis sa création en 1927 sous l’impulsion de William Rappard, a longtemps eu une identité assez anglo-saxonne. Depuis, il s’est ouvert au Sud. Allez-vous maintenir cette orientation?

Je viens personnellement d’un monde très anglo-saxon, celui des business schools. L’institut d’aujourd’hui, d’ores et déjà, ne se réduit vraiment pas à l’influence anglo-saxonne, au niveau tant de la recherche et des étudiants que des professeurs. Il a aussi évité de faire ce qu’ont fait nombre d’universités ailleurs dans le monde: importer massivement des étudiants d’un ou deux pays uniquement, ce qui est le contraire d’une vraie démarche d’internationalisation. L’IHEID peut se targuer d’avoir une diversité internationale unique, balancée et équilibrée, ce qui ne nous empêche pas de chercher à faire toujours mieux dans ce domaine.

Vous avez fait partie du Panel international sur le progrès social. Est-ce une dimension que vous allez privilégier?

C’est un thème qui est déjà très présent à l’institut. L’idée centrale, derrière ce projet, est qu’il est nécessaire de garder une vision de progrès tout en revenant à la seule finalité qui peut justifier cet objectif de progrès, à savoir un bien-être inclusif et durable. Une telle conception est aussi, depuis longtemps, un marqueur de l’IHEID. Dans un texte de 1953, Idéologie et Terreur, Hannah Arendt disait que «ce qui précipite si facilement les hommes vers les mouvements totalitaires et les prépare si bien à cette forme de domination, c’est la désolation partout croissante». Dans une période où le monde semble avoir dérapé et où les défis sont nombreux – risques climatiques et sanitaires, explosion des inégalités, menaces sur nos démocraties –, la responsabilité du monde académique doit être plus que jamais d’éclairer les décisions et les choix, mais aussi de penser un chemin qui nous éloigne de cette désolation et des risques existentiels qui lui sont associés. L’institut est très bien placé pour jouer un tel rôle.

Genève est le lieu multilatéral par excellence. La crise du multilatéralisme vous inquiète-t-elle?

Cette question a été l’une des motivations intellectuelles qui m’ont poussée à venir à Genève. Le multilatéralisme, c’est évident, doit se réinventer. Cette réinvention doit impliquer de manière très fluide les différents acteurs du champ multilatéral que sont le secteur privé, les Etats, les organisations internationales, les ONG, mais aussi les institutions académiques fortement engagées sur ces questions – comme l’est bien sûr l’institut. C’est un bon moment pour procéder à cette transformation: la crise crée une fenêtre d’opportunité. Des indicateurs peuvent laisser penser qu’on est au début de la fin du régime hégémonique de l’après-guerre. On voit clairement toutes les limites du modèle américain. S’oriente-t-on vers une hégémonie chinoise? Nul ne le sait. En tant qu’Européenne convaincue, je souhaiterais que le chemin qui nous éloigne de la «désolation» dont parle Hannah Arendt soit plus équilibré; on a besoin d’une réinvention d’un modèle européen qui porte les valeurs d’inclusivité, de durabilité, de transparence et d’ouverture dont le monde a tant besoin. A ce titre, il me semble indéniable que l’IHEID est à un moment de son histoire où il peut de nouveau jouer un rôle clé de hub intellectuel.