La présidente du Rassemblement national, Marine Le Pen, intervenait lundi à Genève à l’invitation de la Fondation Spinoza devant un parterre de décideurs économiques et financiers. Son objectif: montrer que son parti, qui a le vent en poupe avant les élections européennes du 26 mai, est devenu «pragmatique» et aspire à gouverner, alors qu’Emmanuel Macron, l’adversaire de Marine Le Pen à la dernière présidentielle française, fait face à la contestation des «gilets jaunes».

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Le Temps: Emmanuel Macron signe ce mardi un nouveau traité franco-allemand que vous rejetez violemment. Pourquoi?

Marine Le Pen: Converger autant avec l’Allemagne est un abandon de souveraineté, une trahison. Si nous n’avions pas alerté l’opinion, ce texte aurait été signé en catimini. Le texte prévoit notamment la nécessité de légiférer en cas d’obstacles à la coopération franco-allemande. La nation française est une et indivisible et on ne peut pas appliquer la loi différemment pour les régions frontalières avec l’Allemagne. Il y a la lettre de ce traité, mais aussi l’esprit. Je ne veux pas d’une plus grande convergence avec Berlin, que ce soit au niveau social ou sécuritaire. Ni d’une plus étroite concertation au Conseil de sécurité de l’ONU. Le siège permanent de la France a été durement gagné pendant la Seconde Guerre mondiale et a fait de la France une puissance majeure. Le remettre en cause serait défaire ce qu’a réalisé le général de Gaulle.

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Vous venez de lancer la campagne européenne. Une majorité souverainiste au Parlement de Strasbourg est-elle possible?

J’ai choisi Jordan Bardella, un jeune de Saint-Denis qui fait de la politique depuis ses 16 ans, comme tête de liste. C’est l’opposé des parlementaires d’En marche!, qui ont été choisis sur internet et qui n’ont jamais vu un électeur. Nous caressons effectivement le rêve d’un grand groupe souverainiste à Strasbourg. Pour l’instant, nous n’y sommes pas parvenus. Nous espérons avoir au moins une minorité de blocage au Parlement européen. Nos ambitions ne se limitent pas au Parlement. Quand la Hongrie de Viktor Orban ou l’Italie de Matteo Salvini désigneront leurs candidats à la Commission européenne, ils pourront s’appuyer sur nos eurodéputés et c’est toute la dynamique de l’UE qui en sera bouleversée. La Commission européenne devrait ainsi devenir un secrétariat technique au service des Etats membres. Avec la montée des forces souverainistes sur le continent, une troisième voie s’est ouverte. Nous pouvons maintenant changer l’UE de l’intérieur. Auparavant, nous ne pouvions qu’en sortir ou nous soumettre.

Le Brexit démontre toute la complexité d’une sortie de l’UE. Vous promettiez pendant la campagne présidentielle française un référendum sur le Frexit. Avez-vous changé d’avis?

Faire de la politique, c’est aussi savoir écouter. Je reproche assez à Emmanuel Macron d’être sourd et aveugle. J’ai entendu les Français qui avaient peur d’un big bang institutionnel en cas de sortie de l’UE et de l’euro.

Quelles seraient vos premières mesures pour cette nouvelle Europe?

L’urgence absolue, c’est de reprendre le contrôle de nos frontières. Pouvoir à nouveau décider qui entre et qui réside sur le territoire national. Cela signifie la fin de l’espace Schengen. Ensuite, il faut que les lois françaises aient la primauté sur les européennes. La Cour européenne des droits de l’homme ne doit pas pouvoir décider qu’un divorce se fait selon la charia dans un pays européen. Sur le plan commercial, le juste échange doit se substituer au libre-échange. Nos agriculteurs et nos industriels n’ont aucune chance dans un système de concurrence si déloyal, où les marchés récompensent les acteurs économiques qui respectent le moins les normes sociales et environnementales. Voilà nos premières priorités pour l’Europe, qui doit protéger ses citoyens et respecter les souverainetés nationales.

Démanteler l’espace Schengen, retrouver les frontières, faire barrage à l’immigration… L’idée de construire un mur anti-clandestins, comme Donald Trump, serait-elle envisageable en France?

Nous n’avons pas besoin d’un mur. Je ne défends pas cette idée car elle n’a selon moi pas sa place. Ce qu’il faut, c’est afficher à l’égard des migrants un message clair assorti d’une volonté sans faille. Ce qu’il faut, c’est dire non, avec fermeté comme sait le faire un Matteo Salvini en Italie. La dissuasion est le mot clé. Quant aux critiques des mondialistes sur les murs, qu’ils arrêtent un peu! Regardons autour de nous. Nous n’avons jamais autant construit de murs que depuis que les frontières sont ouvertes. Même la tour Eiffel, à Paris, est désormais cernée d’un mur de verre contre la menace terroriste…

La France connaît depuis la mi-novembre de graves convulsions sociales. Les «gilets jaunes» sont toutes les semaines dans la rue. Votre parti, comme La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, est aux avant-postes de la contestation. Entre votre mouvement et la gauche radicale, une convergence est-elle possible?

Elle est impossible sur la question des migrations et sur le fondamentalisme religieux. Sur ce plan, nous sommes aux antipodes et nos valeurs s’opposent. Pour le reste, oui, une convergence existe. Nous soutenons le référendum d’initiative citoyenne, même si je ne partage pas l’idée d’un référendum révocatoire défendue par Jean-Luc Mélenchon. Nous sommes pour la nationalisation des autoroutes. Nous sommes contre les accords de libre-échange comme le CETA avec le Canada. Nous sommes hostiles, comme La France insoumise, au projet de loi sur les fake news qui vise en fait à restreindre la liberté d’expression. Il est normal, en démocratie, de se retrouver sur des sujets communs. Je n’ai pas peur de le reconnaître. La vérité est simple: le parti de M. Mélenchon et le Rassemblement national représentent, ensemble, plus de 40% de l’électorat français si l’on regarde la dernière présidentielle. Et nous n’avons, ensemble, que 25 députés sur 577 à l’Assemblée nationale. C’est inacceptable. Le pluralisme politique n’est pas correctement représenté.

Emmanuel Macron est directement visé par les «gilets jaunes», qui sont nombreux à demander sa démission. Quelle issue politique voyez-vous à cette crise? Le «grand débat national» peut-il suffire? Il s’agit, justement, de permettre aux Français de s’exprimer.

Le chef de l’Etat est légitime. Je ne conteste pas son élection et je ne réclame pas sa démission. Ce «grand débat» est en revanche une farce. La seule chose que je connaisse en démocratie, c’est un grand débat sanctionné par un vote. Cela se nomme une élection, et c’est pour ça qu’il faut une dissolution de l’Assemblée, avec l’instauration de la proportionnelle. Les Français veulent s’exprimer. Mais dans ce grand débat, tout est écrit à l’avance. Revenons aux principes démocratiques de base. On ne peut pas prétendre débattre alors que les «gilets jaunes» sont maintenus à l’écart des villes où se rend le président. Un débat, ce n’est pas entendre Emmanuel «Castro» parler pendant sept heures… C’est si vrai que les maires du Rassemblement national n’ont pas été invités!

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Le référendum, nous connaissons cela en Suisse. Croyez-vous vraiment que cette culture de la démocratie directe puisse être importée en France?

Nous proposons de longue date un référendum d’initiative populaire. Sur tous les sujets sauf deux: la modification de la Constitution, qui doit résulter d’une proposition de l’exécutif, et la loi de finances. Mon modèle en la matière n’est pas la Suisse, mais l’Italie. On réunit 500 000 signatures. On fait campagne, puis on vote. C’est cela, notre conception de la démocratie.

Le financement de votre parti a donné lieu à plusieurs «affaires» politico-judiciaires. Une nouvelle campagne électorale est lancée. Comment le Rassemblement national va-t-il se financer? Des soupçons d’argent russe sont souvent évoqués autour de votre mouvement…

Ces histoires sont fausses. Nous avons contracté dans le passé des prêts en bonne et due forme auprès d’une banque russe parce que toutes les autres banques refusaient de nous financer. Nous n’avons pas d’autre agenda que celui de faire une campagne honnête, transparente, financée dans le respect de la loi. Nous remboursons nos emprunts. Et nous avons besoin d’argent, oui. Alors, présentez-moi des banquiers et je les rencontrerai. Si une banque suisse veut nous prêter de l’argent, elle est bienvenue. Il s’agit, à travers nous, de financer une vraie démocratie en Europe.