Les cinq années passées dans la capitale de l’Union ont joué un rôle déterminant dans la formation de la personnalité du futur leader soviétique. A Moscou, il rencontre des étudiants de toutes nationalités et se fait des amis issus de classes sociales diverses. Il est très actif au sein du Komsomol et adhère au Parti communiste. C’est sur les bancs de la fac qu’il fait la connaissance de Raïssa Titorenko, étudiante en sciences humaines, à moitié ukrainienne comme lui et dont il tombe amoureux au premier regard et pour la vie. C’est elle qui l’introduit à la vibrante vie culturelle de la capitale. Ils auront une fille, Irina.
L’ascension d’un apparatchik
Le jeune couple repart s’installer dans le sud de la Russie, et Gorbatchev commence sa carrière politique à Stavropol, promu premier secrétaire du Komsomol local, à 25 ans, alors que le pays est secoué par le XXe congrès et la déstalinisation proclamée par Khrouchtchev en 1956. Bosseur, malin, sociable, Gorbatchev grimpe rapidement les échelons du pouvoir local. Et devient, en 1970, premier secrétaire du comité du Parti communiste de la région de Stavropol. Il a 39 ans et sa jeunesse détonne au sein d’un personnel politique vieillissant. Entre temps, il a obtenu un diplôme de l’Institut d’agronomie et a mis en œuvre un important plan de développement de la ville. Il consacre les huit années suivantes à la réforme du système agricole de la région. Fort de cette expérience et d’une réputation de modernisateur, il est appelé à Moscou en 1978 pour prendre la tête du Comité central de l’agriculture.
La même année, Gorbatchev est élu secrétaire du Comité central du PCUS. Une absolue consécration pour l’apparatchik provincial, pratiquement inconnu au Kremlin, et qui n’a que 47 ans (l’âge moyen des dirigeants est alors de 67 ans). A cette époque, l’URSS s’ankylose. Leonid Brejnev, 72 ans, au pouvoir depuis quatorze ans, entouré d’une cour tout aussi peu juvénile, se consacre essentiellement à son propre culte, tandis que la stagnation économique, culturelle et bureaucratique s’installe. L’URSS est en «zastoï», en stagnation; ce que le pouvoir vend comme de la stabilité n’est en fait qu’immobilisme, dogmatisme et paralysie à tous les niveaux de l’appareil. En 1985, après la disparition, coup sur coup, de ses trois prédécesseurs grabataires, Gorbatchev accède à la tête du pays: il est élu secrétaire général du PCUS. Il a 54 ans. Une jeunesse incroyable pour la société soviétique, aussitôt récupéré par l’humour populaire: «Brejnev et Tchernenko discutent, dans l’autre monde: - C’est qui le gars qui nous a succédé au Kremlin? – C’est Micha Gorbatchev. – Mais qui donc le soutient? – Personne, il marche tout seul.»
Gorbatchev, fringuant, ambitieux, gestionnaire efficace, apparatchik au parcours sans faute, incarne l’espoir d’un dépoussiérage et d’un nouveau coup de fouet pour un système en décrépitude. Plaidant la perestroïka («reconstruction»), le nouveau gensek (secrétaire général) se lance dans une restructuration, une réforme profonde de la gestion économique du pays, pour créer une économie de marché décentralisée, mais toujours sous l’égide du Parti communiste, en s’appuyant sur «la créativité vivante du peuple». Il ne s’agit donc pas de remettre en cause le socialisme, mais de chercher «les réponses […] dans le cadre de notre système», martèle le réformateur.
L'entretien: Mikhaïl Gorbatchev: «J’ai perdu, mais la perestroïka a gagné»
Le deuxième mot d’ordre est la glasnost («transparence»), une politique révolutionnaire dans un pays où l’information est totalement cadenassée par le pouvoir depuis soixante ans, qui vise à libérer la parole et l’expression. Quand, en avril 1986, la catastrophe de Tchernobyl secoue l’URSS, les autorités gardent d’abord le silence pendant dix-huit jours, mais quand Gorbatchev finit par prendre publiquement la parole, son discours de trois quarts d’heure, dans une langue simple et humaine, va marquer un tournant dans la communication soviétique, dont le mensonge et la dissimulation ont toujours été la quintessence. Pour Gorbatchev, la glasnost n’est pas seulement une mesure humaniste pour rendre aux citoyens soviétiques un droit qui devrait être inaliénable, c’est aussi un outil pour parvenir à ses fins politiques. La vieille nomenklatura traîne des pieds pour le suivre dans ses projets de perestroïka. Il va donc passer par-dessus la tête de l’appareil, et parler directement aux Soviétiques, qui eux, il en est convaincu, sont prêts pour le changement. «La perestroïka n’était pas une lubie de quelques individus ambitieux […], c’était une nécessité qui avait germé depuis les profondeurs des processus de développement de notre société socialiste, écrit-il dans ses Mémoires. Je reste optimiste. A ce moment-là, elle était mûre pour le changement». Gorbatchev s’adresse au peuple sans intermédiaire, prend des bains de foule et séduit les journalistes.
«We can do business with him!»
Au milieu des années 80, la stagnation n’est pas qu’économique. Elle est aussi culturelle. Il ne reste plus grand-chose du dégel khrouchtchévien, qui, après la mort de Staline, avait donné un souffle à la vie artistique en URSS en desserrant l’étau idéologique et policier. Mais Gorbatchev s’en souvient bien pour l’avoir savouré, lui-même lecteur curieux, amateur d’art et de théâtre, une anomalie pour un dirigeant soviétique. Dès 1986, on le croise au théâtre, applaudissant des pièces critiques du système.
C’est en tant que numéro deux du parti que Gorbatchev avait fait son entrée sur la scène internationale, avec un célèbre voyage en Grande-Bretagne en décembre 1984, à la tête d’une délégation parlementaire. Ce qui devait être une visite de routine auprès de la Dame de fer britannique, Margaret Thatcher, peu disposée à l’égard des Soviétiques, se transforme en coup de cœur fulgurant. A la surprise générale, l’apparatchik est affable et érudit, il a la conversation facile et semble tellement vivant par rapport à ses prédécesseurs aux visages d’acier. Qui plus est, il est accompagné d’une épouse charmante et cultivée. Il est surtout ouvert au dialogue et à la coopération. Sans détour, Gorbatchev parle de l’urgence de normaliser les relations internationales et d’œuvrer à désamorcer toute possibilité de guerre nucléaire. «Malgré ce qui nous sépare, nous n’avons qu’une planète. L’Europe est notre maison commune – une maison, pas un champ de manœuvres militaires!», assène-t-il. «We can do business with him!», conclut la première ministre britannique. La glace est brisée, le rideau de fer s’est fissuré.
Lire aussi: «A Genève en 1985, Gorbatchev a même cité la Bible», raconte son interprète
Dès son arrivée au pouvoir, en mars 1985, «Gorbatchev fait un tabac» (c’est ainsi que titre Libération). Il y a un «effet Gorbatchev» immédiat sur la scène internationale. Les dirigeants occidentaux – George Bush, François Mitterrand, Margaret Thatcher, Helmut Kohl – venus à Moscou moins pour présenter leurs condoléances aux obsèques de l’insipide prédécesseur Tchernenko que pour jauger le nouveau patron, sont séduits par un homme «direct, précis, intéressant», décidé «à faire preuve d’audace, pour œuvrer en faveur de la détente», dira Mitterrand à Libération. En août, le numéro 1 soviétique bluffe l’opinion en se soumettant de bon gré à une interview pour le magazine américain Time, sans notes ni détours. Gorbatchev commence à infléchir l’image de l’URSS, «en incarnant une direction sans complexes, ouverte, qui ne craint pas l’opinion publique», note Bernard Lecomte dans sa biographie Gorbatchev (Perrin, 2014). Le gensek décide de lâcher la bride aux journaux soviétiques, qui commencent timidement à raconter les nuances de la réalité soviétique, qui jusque-là a toujours été dissimulée sous le vernis opaque d’une propagande triomphaliste.
Tandis qu’il est acclamé à l’extérieur pour la détente et l’ouverture qu’il incarne, Gorbatchev porte des coups qui s’avèrent fatals au système soviétique, qu’il n’a pourtant pas vocation, selon ses propres mots, à détruire. Il restera comme le leader soviétique et russe le moins aimé de l’histoire nationale. On ne pardonnera pas au «secrétaire minéral» sa campagne contre l’alcoolisme, ni les tickets de rationnement pour les produits de première nécessité, comme en temps de guerre. Pour la plupart des citoyens soviétiques, la perestroïka est aussi synonyme de crise économique. Les magasins sont vides, les queues pour le moindre produit, toujours en déficit, interminables; les chantiers s’arrêtent, les transports sont défaillants. Les réformes censées décentraliser et assouplir l’économie planifiée ont désorganisé la production et la distribution tandis que la corruption, la spéculation et le gaspillage se généralisent.
A l’intérieur de l’URSS, la résistance au changement est grande, aussi bien au sein d’une société paralysée par des années de pénuries et de mensonges que parmi les cadres dirigeants du parti et la bureaucratie pléthorique. «Pour des millions de fonctionnaires soviétiques, Mikhaïl Gorbatchev est l’homme qui a mis fin à leur tranquillité irresponsable, interrompu leurs petites combines locales et transformé leurs sinécures en sièges éjectables. Ils ne lui pardonneront jamais», écrit Bernard Lecomte. «La situation était telle, à la veille de la perestroïka, qu’on avait l’impression qu’on ne sortirait jamais de ce marécage», se souvient Gorbatchev dans un documentaire, en 2021.
Doté d’un désir de changement inédit, Gorbatchev – qui pourtant se considérera jusqu’à la fin de sa vie comme un pur socialiste vouant un culte à Lénine – brise les stéréotypes soviétiques. Sa volonté de secouer le système, au risque de le faire chuter, alors qu’il aurait pu simplement s’installer confortablement dans le fauteuil de chef, recevoir des délégations et se décerner des médailles de mérite comme ses prédécesseurs, semblait inexplicable. A l’instar de tant de modernisateurs russes, il apparaît comme un corps étranger au peuple, qui n’a pas voulu ni su l’accepter. «Gorbatchev est mal aimé parce qu’il était autre. Il nous a donné une liberté avec laquelle nous n’avons pas su quoi faire, écrit l’historien Sergueï Medvedev. Mais il mérite un monument comme l’homme qui n’a pas hésité à enclencher des réformes. Il est le premier à avoir ouvert grand les fenêtres du poulailler à l’atmosphère fétide qu’était l’URSS. A la lumière du jour, il s’est avéré que le poulailler avait été construit de travers. S’il s’est écroulé, dans la panique qui a suivi, ce n’est pas à cause de Gorbatchev, mais de ceux qui l’ont pensé et érigé. Le mérite de Gorbatchev c’est que ce projet non-viable se soit écroulé pacifiquement.»
Mettre fin à la «guerre des étoiles»
Pour l’Occident, Gorbatchev a mis fin à la guerre froide, en évitant une confrontation atomique. Pour ses patriotes russes va-t-en guerre, il s’est surtout couché devant l’ennemi éternel que sont les Etats-Unis, mettant fin au monde bipolaire tendu entre les deux superpuissances. En 1985, les relations entre l’URSS et le rival américain sont explosives, et toute l’économie soviétique est soumise à l’impératif de ne pas laisser les Américains prendre trop d’avance en termes d’armement. Sauf que les Etats-Unis consacrent 6% de leur PNB à la défense, là où l’Union soviétique doit aller jusqu’à 15%, voire 30% selon certaines évaluations. Pour le nouveau gensek, ces dépenses, pesant lourdement sur l’économie nationale, sont insensées et représentent une menace pour ses projets de réformes, d’autant que Gorbatchev ne croit pas à un affrontement nucléaire avec les Etats-Unis. Lui veut mettre fin à la course aux armements et à la folle «guerre des étoiles» de Ronald Reagan. Il entend rétablir le dialogue avec l’Ouest, renouer avec la Chine, retirer l’armée soviétique d’Afghanistan… Bref, normaliser les relations internationales et rompre avec l’image d’«empire du Mal» qui colle à son pays. Le leader soviétique parviendra non sans mal à faire accepter aux chefs militaires soviétiques le démantèlement d’une partie de l’arsenal, en signant le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) en 1987 à Washington; l’année d’après il ordonnera le retrait de ses troupes d’Afghanistan, mettant fin à une opération folle d’occupation, un enlisement de cinq ans et demi, désastreux en termes de coût financier, de vies humaines sacrifiées (50 000 morts et 80 000 blessés), de traumatisme à l’intérieur du pays et d’image à l’extérieur.
Lire encore: La Villa Fleur d’Eau, le début de la fin de la guerre froide
Pendant que Gorbatchev se démène à l’étranger et au Kremlin, l’URSS commence à craquer au niveau des coutures, sous la pression des nationalités qui la composent. La tension monte à la périphérie de l’Union, un territoire multinational, multireligieux et multiethnique, qui s’étend sur onze fuseaux horaires, et dont la cohésion s’est faite sous la contrainte: ressurgissent des revendications territoriales, de vieilles querelles interethniques, des séparatismes ancestraux. Et puis quand Gorbatchev, toujours dans le cadre de la démocratisation, énonce son principe de «liberté de choix» pour chaque nation qui a «le droit de choisir son modèle de développement social, le capitalisme ou le socialisme», les pays satellites du bloc de l’Est tendent l’oreille, d’autant que contrairement à ses prédécesseurs, quand un vent de fronde commence à souffler dans les capitales, le secrétaire général décide de ne pas avoir recours à la force militaire. Tout comme il regardera, sans broncher, la chute du Mur de Berlin, auquel il a donné, sans le vouloir, le coup de pioche décisif, en autorisant la libre circulation entre les deux Allemagne.
A partir de ce tournant historique, Gorbatchev perd prise irrévocablement sur les événements qu’il a participé à provoquer. Son pouvoir suprême est défié par l’ascension de Boris Eltsine, à la tête du parlement de la Fédération de Russie dès 1990, bien décidé à dézinguer son rival, qui compte toujours sur le soutien des Occidentaux et continue de croire en la justesse de sa vision d’avenir. «Le divorce est de plus en plus flagrant entre le Gorbatchev détesté à l’intérieur de son pays et le Gorbatchev adulé à l’extérieur, écrit Bernard Lecomte. En Occident, le président de l’URSS bénéficie toujours d’une cote exceptionnelle. On le reçoit fastueusement, on l’encense, on lui promet de l’aide sur le plan économique. […] Mais les diplomates étrangers ne sont pas aveugles, ils savent que la situation de Gorbatchev en URSS est devenue très inconfortable.» A tel point que le gensek fait profil bas quand il reçoit, en octobre 1990, le Prix Nobel de la paix, pour ne pas irriter davantage les Soviétiques. Cette même année, il se fait élire président de l’URSS pour cinq ans. Quelques semaines plus tard, il est hué par la foule sur la place Rouge.
«Il s’est senti trahi par l’Occident»
Affaibli et discrédité en URSS, Gorbatchev demeure indispensable sur l’échiquier international, unique interlocuteur des puissances occidentales, dans lesquelles il place ses derniers espoirs pour sauver son pays de la débandade et pour sécuriser son propre pouvoir. Mais, tout épris qu’ils sont du «tombeur du Mur de Berlin» et enthousiastes à l’idée des réformes qu’il promet, les leaders occidentaux n’ont aucune intention de lui accorder l’aide économique qu’il vient leur demander, en ultime recours, au G7 de Londres, en juillet 1991. Il espérait obtenir, dans le cadre d’un «plan Marshall» soviétique, 30 à 50 milliards de dollars par an pendant cinq ans, pour permettre à l’URSS d’intégrer enfin l’économie mondiale. «Il s’est senti trahi par l’Occident. Il est venu en ami, les bras ouverts, relate son ancien porte-parole, l’historien Andreï Gratchev. L’Europe ne l’a pas accompagné suffisamment. Et Bush père avait répondu: on n’investit pas dans les projets non rentables économiquement. Ayant obtenu de Gorbatchev toutes les concessions stratégiques, il ne voyait plus de raisons de s’investir davantage».
Cet été-là, Boris Eltsine vient d’être élu avec fracas, au suffrage universel et dès le premier tour, président de la République socialiste fédérative soviétique de Russie, diminuant inexorablement le pouvoir de Gorbatchev. Le dernier dirigeant soviétique est finalement trahi par les siens. Presque tous ses ministres, qu’il avait nommés personnellement, soutiennent le putsch raté mené au mois d’août 1991 par un quatuor d’apparatchiks conservateurs, dernier soubresaut du corps agonisant de l’Etat communiste. Ses «amis» occidentaux le lâchent aussi, communiquant d’abord avec les putschistes pendant que Gorbatchev est séquestré dans sa datcha à Foros en Crimée, puis, dès l’échec du coup de main, en apportant leur soutien à Boris Eltsine. Dans ses Mémoires, Gorbatchev écrit amèrement: «De Foros, j’ai eu une conversation avec le président Bush. François Mitterrand devait m’appeler, il ne l’a pas fait.» C’est le début de la fin. Le 24 août, Gorbatchev quitte la direction du Parti communiste de l’Union soviétique, qui sera dissous le 6 novembre. Les accords de Minsk signés le 8 décembre entre la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine, créant la Communauté des Etats indépendants (CEI), sonnent le glas de l’Union soviétique. Le 25 décembre, Gorbatchev démissionne de son poste de président de l’URSS, qui cesse d’exister.
Andreï Gratchev se souvient de ces dernières heures, solennelles et solitaires, аu Kremlin, aux côtés d’un homme «fatigué», mais «satisfait d’avoir accompli son devoir». «Il n’y a eu aucune cérémonie officielle d’adieux. Après l’annonce de sa démission, il a reçu des appels de la part des leaders occidentaux, mais aucun dirigeant des nouveaux Etats indépendants ne l’a appelé. C’est notre service de presse qui lui a organisé une fête de départ, à l’hôtel Président [Oktiabrskaïa à l’époque, ndlr] à Moscou, qui a refusé d’encaisser un chèque de l’ancien président, nous avons dû payer cash», raconte le dernier attaché de presse du dernier secrétaire général de l’URSS. Deux jours plus tard, quand il est retourné au Kremlin pour régler ses dernières affaires, «il a eu la désagréable surprise de trouver Boris Eltsine déjà installé dans son bureau, où un grand drapeau russe avait remplacé le drapeau soviétique!» écrit Bernard Lecomte.
Pub pour Pizza Hut
Gorbatchev quitte le Kremlin avec un pécule confortable en viager, une garde rapprochée de 20 personnes, deux voitures de fonction. Il parcourt le monde, au bras de Raïssa, accueilli partout en star, grassement rémunéré pour ses conférences et éditos, invité dans les campagnes publicitaires de Pizza Hut ou Louis Vuitton. Ses livres – Perestroïka, le Putsch, Décembre 1991… – se vendent dans le monde entier à des millions d’exemplaires et l’ont durablement mis à l’abri de tout besoin. En 1992, il fonde et devient le président dela Croix verte internationale. Mais c’est de pouvoir politique qu’il continue de rêver, avec de plus en plus de nostalgie et d’amertume. Tant et si bien qu’il ne résiste pas à la tentation de se présenter à l’élection présidentielle de 1996 (dans laquelle il n’avait aucune chance, quand bien même elle n’aurait pas été pipée par les oligarques en faveur de Boris Eltsine). «Très vite, son périple électoral se transforme en calvaire, écrit Lecomte. Il est insulté, ridiculisé, humilié. On le traite d’'Américain', on lui reproche d’avoir 'bradé l’URSS', on le qualifie d’'homme du passé'.» Le score est pitoyable: 0,51%. Selon différents sondages, au fil des ans, il n’a jamais dépassé les 15% d’opinions favorables, et plus de 50% des Russes sont toujours convaincus qu’il a fait plus de mal que de bien au pays.
Inconsolable depuis la mort foudroyante de Raïssa, en 1999, Mikhaïl Gorbatchev n’a jamais émis de regrets par rapport aux décisions qu’il eût à prendre et qui mirent fin y compris à ses idéaux à lui, martelant sans fatigue qu’il «faut laisser les gens et faire librement, sans quoi ils ne pourront jamais s’épanouir». Critique de la tournure autoritaire prise par le régime de Vladimir Poutine dans les années 2010, plutôt favorable à l’annexion de la Crimée en 2014, il restera mutique sur l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022. Dans un dernier documentaire, très intimiste, tourné en 2019, alors qu’il vit entre sa datcha de fonction qu’il a pu garder jusqu’à la fin et l’hôpital, où il se fait traiter pour toutes sortes de maladies devenues chroniques avec l’âge, il déplorera d’être resté incompris par son peuple auquel il ne souhaitait que démocratie et liberté. Refusant jusqu’au bout d’admettre que ces deux concepts, justement, étaient viscéralement incompatibles avec le système soviétique.