Patrick Chappatte: Deux d’un coup, c’est l’hécatombe. Ces départs ne semblent pas liés, mais Plantu a fait cette annonce au moment où les médias lui demandaient de commenter l’affaire Gorce. Le Monde perd cette semaine deux dessinateurs majeurs. Xavier Gorce, l’un des dessinateurs les plus en vue en ce moment, a réussi à créer son univers, sa signature visuelle avec son univers de manchots. Quoi qu’il en soit, il part suite à une histoire dans laquelle il a été lâché en rase campagne. La manière dont Le Monde s’est excusé, sans intégrer le point de vue du dessinateur, est assez curieuse. Plantu, lui, parle d’un départ à la retraite prévu de longue date. La bonne nouvelle dans tout cela, c’est qu’au moins le journal va continuer à publier des dessins sur sa une.
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Cet épisode fait-il écho au choix du «New York Times» en 2019 de renoncer aux caricatures politiques?
A l’époque, on a pu commenter que c’était une affaire américaine, qu’en France la situation était différente. Qu’il y a dans ce pays une culture de la satire et de l’humour, une tradition du dessin contestataire. Je veux encore y croire et espère que cet incident au Monde n’est pas significatif d’un virage vers le politiquement correct américain. Cela dit, il faut le voir comme une mise en garde. Ça nous dit quelque chose de la culture contemporaine, d’une certaine gestion des crises qui s’impose au sein des institutions, des entreprises et des médias, où le principe de précaution prévaut: gérer un problème, c’est l’évacuer en s’excusant. Xavier Gorce est un dessinateur assez anguleux, «in your face» comme on dit en anglais et c’est sa force, même si ses œuvres font réagir une partie du lectorat.
D’ailleurs, ce n’est pas malsain de susciter des réactions. Le dessin de presse sert à cela. Face à une controverse, cette volonté d’apaiser la situation en arrondissant les angles fait souci. C’est ce que je dénonçais déjà lors de l’affaire du New York Times. Je regrette qu’on batte sa coulpe au lieu de faire un travail d’explication sur ce dessin et son processus de réalisation, en y associant son auteur. La presse, qui a pour mission de mettre en perspective, n’est pas très bonne quand il s’agit de le faire sur elle-même.
Une rédaction ne devrait-elle jamais s’excuser d’avoir publié un dessin polémique?
D’un point de vue professionnel, un média doit savoir communiquer sur ses choix éditoriaux, sur les débats qu’il peut y avoir en son sein. En commençant par s’excuser, la rédaction dessine publiquement sa propre ligne rouge, une frontière intimidante pour l’avenir. Comment arbitrer ensuite sereinement, à l’interne, la liberté de ses chroniqueurs et dessinateurs? Ma pratique a toujours été de travailler en dialogue avec la rédaction.
Il y a un va-et-vient: je fais plusieurs esquisses, je demande des votes, puis c’est moi qui choisis celle que je veux finaliser. Cela n’exclut pas une discussion, parfois vigoureuse, avant publication. Donc je ne pars pas du postulat que le dessinateur a une liberté absolue et innée. Et un journal a le droit de ne pas vouloir publier un dessin. Mais si le processus éditorial est clair et établi, la rédaction doit assumer ce qu’elle publie. Il arrive que les lecteurs et lectrices interprètent le dessin d’une autre manière que celle souhaitée. Le malentendu est inhérent au dessin de presse. C’est l’ambiguïté de ses propos qui est reprochée à Xavier Gorce: il est accusé de transphobie et de se moquer des victimes, alors qu’il faisait une allusion à Finkielkraut qui a essayé de relativiser l’inceste à la télévision.
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Le dessin de presse peut-il s’affranchir de la morale?
Le dessin de presse est un regard porté sur le monde, avec un compas moral propre à son auteur. Rares sont les dessinateurs qui font gratuitement feu de tout bois. L'intention de la caricature n’est pas de blesser sciemment, mais de gratter, d’aller chercher là où ça démange, parce que c’est souvent révélateur des non-dits dans notre société, de nos blocages et de nos réflexes collectifs. Si la satire et l’humour doivent pouvoir oser, et provoquer, ils évoluent aussi avec leur temps. Les clichés humoristiques d’hier sont pénibles à regarder aujourd’hui. Seulement, avec le moralisme ambiant, le sentiment d’offense prime sur le goût de la liberté.
La saillie humoristique est considérée comme une agression et demande à être réprimandée. Je le répète souvent: il ne faut pas confondre le fait d’être touché par un dessin, ou son propos, avec le fait d’être attaqué personnellement dans son identité, sa foi ou quoi que ce soit. Quand des personnes se sentent heurtées ou blessées, cela prend rapidement l’ascendant sur la liberté de débattre d’un sujet, dans toutes ses aspérités. Il faut se demander si la satire continuera d’être possible dans une société où l’on dénonce avant de juger. L’air du temps n’est pas propice à la liberté de ton.