Que retenir des deux heures trente du débat télévisé entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron, suivi par près de vingt millions de téléspectateurs? Cette confrontation peut-elle faire basculer le second tour du scrutin ce dimanche? Le sentiment dominant, ce jeudi, est plutôt celui d’une forme d’amertume démocratique. Plutôt qu’un choc des programmes, un duel âpre de personnalités.

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■ Qui l’a emporté devant les caméras?

Deux styles. D’un côté, une salve continue d’invectives de la part de Marine Le Pen. La volonté de la candidate d’extrême droite de s’imposer en cherchant le K.-O. et en discréditant son adversaire, en l’accusant de «complaisance» vis-à-vis de l’islamisme radical ou en insinuant qu’il pourrait disposer d’un «compte offshore» à l’étranger. De l’autre, un candidat centriste qui a joué en défense, interrompant peu son adversaire, dont il s’est évertué à démonter les contradictions, en particulier sur l’euro. Les mots utilisés prouvent la violence de l’échange.

Faut-il juger le vainqueur du débat à la virulence des propos tenus? Ou à sa capacité à rassembler? Si l’on s’en tient au premier registre, la candidate du Front national a dominé en matière d’agressivité. Elle n’a jamais lâché son adversaire, le traitant de «candidat de la mondialisation sauvage, de la guerre du tous contre tous, du dépeçage et de l’ubérisation», fustigeant sa vision de la France «comme une salle des marchés». Les codes de ce débat télévisuel ont explosé sous les coups de Marine Le Pen dont les sourires narquois, voire les éclats de rire, trahissaient le mépris de son rival.

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Si l’on s’interroge sur la capacité à rassembler, la prime va en revanche à Emmanuel Macron qui, d’emblée, a dénoncé «cette extrême droite française qui prospère sur la colère», pour ensuite se dérober et se défendre dans les cordes. «Les gens ne sont pas bêtes» a souvent répété Emmanuel Macron. Ce sera le défi de dimanche. Avec une grande interrogation: que feront les électeurs tentés de s’abstenir ou de voter blanc? Les premières indications donnent toutefois l’avantage à l’ancien ministre, jugé «plus convaincant» par 63% des téléspectateurs. Ils ont aussi été 64% à estimer que le projet du candidat d’En marche! était meilleur que celui de son adversaire du Front national. A la gauche de la gauche, 66% des électeurs de l’ex-candidat de la France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, ont également jugé Emmanuel Macron plus convaincant.

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■ Quel a été le tournant de ce débat?

Sur le plan de l’émotion et des coups portés, deux séquences résument la tonalité de cette confrontation. Son ouverture d’abord, durant laquelle Marine Le Pen a mené la charge sans nuances, renvoyant son adversaire à son passé de banquier et au quinquennat de François Hollande. «Vous n’êtes décidément pas le candidat de l’esprit de finesse et du débat démocratique», a répliqué ce dernier.

Le passage sur l’euro ensuite, durant lequel la candidate du FN s’est embourbée, affirmant pouvoir faire revenir le pays à la monnaie nationale tout en conservant une monnaie unique de référence européenne. Emmanuel Macron a alors frappé, l’accusant de «bidouillage» – ce qui correspondait assez bien aux propos entendus. La ligne politique du candidat d’En marche! tient en une phrase, souvent répétée: «La France mérite mieux que le FN.» Son pari était hier qu’il ne sert à rien de répondre à son adversaire avec la même virulence, et que la pédagogie reste la meilleure des armes.

Mais ainsi, il a laissé cette dernière porter des coups qui font mal. «C’est bon, je peux parler?» a plusieurs fois asséné avec insolence la candidate FN, alors qu’elle ne cessait pas d’interrompre son concurrent. «Je suis la candidate du pouvoir d’achat. Vous êtes le candidat du pouvoir d’acheter. Avec vous, tout est à vendre», avait-elle annoncé. Réponse: «Vous portez l’esprit de défaite. On va sortir de l’Europe et de l’euro. Moi je crois à l’esprit de conquête français», a répliqué Emmanuel Macron, qui, sans cesse, a cherché à démontrer les erreurs factuelles et répété que son adversaire cherche à «diviser la France». Ce débat fut le plus violent de la Ve République. Il a surtout démontré que les procédés politiques de l’extrême droite française n’ont rien de comparable avec les arguments des autres partis. A plusieurs reprises, le candidat centriste a répété que Marine Le Pen cherche à «salir». Telle fut, en effet, la stratégie délibérée de l’héritière de la dynastie Le Pen.

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■ Vu de l’étranger, que penser de cet affrontement?

Deux sentiments dominaient hier soir, à l’issue de ces deux heures trente de confrontation télévisée sans merci. Le premier est l’impression d’un combat personnel brutal qui a complètement échappé aux journalistes chargés de l’animer. «Arrêtez tous les deux», a même lancé Nathalie Saint-Cricq. Sans être entendue.

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La comparaison avec les assauts menés par Donald Trump aux Etats-Unis durant la campagne présidentielle face à Hillary Clinton vient tout de suite à l’esprit. On s’est rendu compte hier à quel point la qualification d’un candidat du Front national en finale de la présidentielle change la donne, surtout face à un adversaire jeune et qui n’a jamais été élu.

En 1988, le débat entre Chirac et Mitterrand avait été très âpre. En 2007, Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy s’étaient rudement affrontés. En 2012 en revanche, Nicolas Sarkozy et François Hollande avaient pu développer leurs programmes. Mais cette fois, même les mots étaient très différents. Jamais on n’avait entendu un candidat accuser l’autre de dire «n’importe quoi», comme l’a fait à plusieurs reprises Marine Le Pen.

A l’inverse, le choix par Emmanuel Macron de termes très technos et intellos (un projet «mortifère», a-t-il dénoncé à propos des visées de Marine Le Pen sur l’euro) a pu paraître comme un manque de pugnacité. Sur le fond, Marine Le Pen n’a jamais dit ce qu’elle ferait comme présidente de la République, alors qu’à plusieurs reprises son adversaire a anticipé la future fonction. La France devra choisir dimanche entre une opposante en chef prête à tout pour s’imposer et casser, et un très (trop?) jeune responsable politique, style «premier de la classe» susceptible d’hériter du pouvoir suprême «par défaut». Pas un mot non plus, de la part des deux protagonistes, sur les défis de société d’avenir comme le numérique ou les défis écologiques. Une passe d’armes très rapide sur les défis internationaux. Vertigineux.

L’autre impression est celle d’une scénographie trop attendue pour changer la donne. Sauf sur un terrain: celui de la droite. Les attaques les plus virulentes de Marine Le Pen contre Emmanuel Macron ont porté sur deux points: son passé de conseiller et de ministre de François Hollande («Si vous n’avez pas eu de recette pendant cinq ans, à quoi bon vous présenter?») et sur celui de l’autorité. Lorsqu’elle a parlé islam, délinquance et amendes infligées aux jeunes et aux automobilistes, la candidate du Front national a trouvé face à elle un candidat qui a, de nouveau, cherché à formuler des réponses raisonnables, répétant qu’elle «ne propose rien, sauf des mensonges».

Problème: qu’est-ce que les Français les plus conservateurs, inquiets en raison de la peur agitée par le FN, attendent d’un président dans une France en état d’urgence? Sans surprise, 58% des téléspectateurs proches de François Fillon ont jugé Emmanuel Macron convaincant… La bataille pour les législatives des 11 et 18 juin s’annonce ardue, et potentiellement riche en surprises.