Interview
Médecins sans frontières n’acceptera plus de fonds de l’Union européenne et de ses Etats membres. L’ONG entend dénoncer le pacte migratoire avec la Turquie, qui risque de faire des émules

Médecins sans frontières (MSF) a annoncé vendredi qu’elle se passerait de financement de la part de l’Union européenne et de ses Etats membres. L’ONG entend ainsi protester contre la politique migratoire «honteuse» de l’Europe. Cette décision ne comprend pas la Suisse. Mais MSF estime qu’elle renonce à plus de 62 millions d’euros par an, une somme qu’elle espère compenser par une augmentation des dons privés, qui représentent déjà 92% de son budget. Les explications de Bruno Jochum, directeur de MSF-Suisse.
Le Temps: Qu’est-ce qui vous a décidé à prendre une mesure aussi radicale?
Bruno Jochum: L’accord signé en mars dernier entre l’Union européenne et la Turquie contenait déjà des dispositions profondément anti-humanitaires. Cette façon de marchander l’aide à la Turquie contre son concours pour stopper le flux de réfugiés vers l’Europe est très préoccupante. Si nous réagissons maintenant, c’est parce que ce modèle se veut précurseur. La commission européenne envisage de conditionner son aide à une dizaine d’autres pays au Moyen-Orient et en Afrique à leur coopération sur le dossier migratoire. Cela signifie qu’on pourrait renvoyer des gens en Erythrée, un régime quasi totalitaire, alors qu’ils ont justement fui les persécutions.
- L’accord avec la Turquie a permis de réduire drastiquement le nombre de traversées vers les îles grecques et ainsi les naufrages. Cela devrait vous réjouir en tant qu’organisation médicale, non?
- La diminution des noyades en mer Egée est évidemment une bonne nouvelle. Mais la politique européenne ne fait que repousser le problème aussi loin que possible des regards. Ce faisant, l’Europe a enclenché un effet domino. Après le Liban et la Jordanie, la Turquie a fermé sa frontière avec la Syrie. Une centaine de milliers de déplacés sont coincés côté syrien après avoir fui les bombardements quotidiens sur Alep. Le Kenya a cité la politique européenne pour annoncer la fermeture des camps de Dadaab et le renvoi de centaines de milliers de Somaliens alors que leur pays est très loin d’être stabilisé. Depuis des décennies, l’Europe fait la leçon aux pays en voie de développement pour qu’ils ouvrent leurs frontières et qu’ils soient solidaires avec les réfugiés. Avec sa politique migratoire honteuse, elle n’aura plus aucune crédibilité.
- Qu’attendez-vous concrètement après votre annonce?
- Un sursaut pour changer la politique européenne. Le continent le plus prospère ne peut pas se défausser de ses responsabilités sur les autres. Le Liban a vu sa population augmenter de 30% à 40% depuis le début de la guerre en Syrie. L’afflux d’un million de réfugiés l’an dernier par la route des Balkans représentait 0,2% de la population européenne. Mais cela a été vécu comme un état de crise. Il y a un tel décalage avec la réalité.
- Le contexte politique européen vous est très défavorable. Que proposez-vous?
- Nous ne sommes pas naïfs: il n’y aura pas de changement dans les 24 heures mais il faut revenir à la raison. L’an dernier, les réfugiés ont dû subir une véritable course d’obstacles pour parvenir en Europe. Or, une fois arrivés, la plupart d’entre eux ont obtenu l’asile. C’est absurde. On éviterait bien des drames si les personnes menacées pouvaient déposer une demande d’asile dans les ambassades ou pouvaient bénéficier de programmes de réinstallation. Ils ne seraient alors pas obligés de mettre leur vie dans les mains de passeurs. Bien sûr qu’il faut lutter contre ces réseaux mais cela doit aller de pair avec la possibilité d’emprunter des voies légales. Le problème est qu’aujourd’hui elles sont de plus en plus restreintes.