L'opposant numéro un au Kremlin Alexeï Navalny a été libéré après avoir été brièvement détenu par la police dimanche 28 janvier à Moscou. «On m'a libéré», a indiqué sur Twitter l'opposant, plus de huit heures après avoir été interpellé par une dizaine de policiers dans le centre de la capitale. Alexeï Navalny venait tout juste de rejoindre les manifestants. «Aujourd'hui était un jour important (...) Merci à tous ceux qui n'ont pas peur de se battre pour leurs droits», a-t-il écrit. L'opposant a été inculpé pour «violation des procédures concernant l'organisation d'une manifestation», a indiqué la police moscovite dans un communiqué.

Défiant Vladimir Poutine, qui l’a exclu de la course présidentielle, Alexeï Navalny a organisé dimanche une journée d’action nationale sous le slogan «grève des élections». Environ 3000 partisans se sont rassemblés dans le centre de Moscou devant la statue du poète Alexandre Pouchkine, lieu traditionnel de l’opposition depuis l’ère soviétique. Près de cent villes russes ont participé à la journée d’action en dépit du froid sibérien soufflant sur le pays.

Les manifestations étaient autorisées dans 80% des cas, mais pas à Moscou ni à Saint-Pétersbourg, pour freiner la mobilisation dans les deux villes où se joue le destin du pays. Le site de veille sur l’activité de la police Ovdinfo.org dénombrait dimanche soir 257 personnes interpellées dans l’ensemble du pays, dont Alexeï Navalny.

Mélange de générations

La foule rassemblée dimanche à Moscou était nettement moins homogène que durant les trois précédentes manifestations organisées par Navalny l’année dernière. A la jeunesse qui dominait largement jusqu’ici se sont ajoutées les autres générations. Un peu à l’écart d’un groupe de gens hurlant à pleins poumons des slogans contre Poutine, Elena Grozovskaïa, la cinquantaine, regarde autour d’elle avec une joie évidente. «J’ai tellement envie que les choses changent et de voir une alternance politique de mon vivant», explique au Temps cette dame vêtue de fourrure. «Je participe à chaque manifestation de Navalny. Pour moi, c’est comme aller au travail. C’est un devoir.»

Je suis médecin, je suis obligée de travailler dans trois cliniques différentes pour joindre les deux bouts. Je suis quotidiennement témoin de la corruption au niveau des directeurs d’hôpitaux

Pour une fois, la quinquagénaire est parvenue à convaincre deux amies de se joindre à elle. «Oui, j’ai peur de manifester, mais je n’ai rien à perdre», souffle-t-elle. «Beaucoup de mes amis sont des sympathisants de Navalny, mais ils ont peur d’avoir des problèmes au travail: nous sommes fonctionnaires. On peut nous renvoyer du jour au lendemain pour faute grave, avec un sceau infamant dans notre carnet de travail, l’impossibilité de retrouver un emploi et une retraite misérable. La plupart de mes collègues préfèrent rester passifs. Quant à moi, je ne fais pas de prosélytisme pour Navalny. La politique fâche les gens entre eux. Je me contente d’informer mes amis, qui ne sont pas au courant la plupart du temps.»

Trop peu de gens trouvent le courage d’affirmer leur position citoyenne si elle va à l’encontre du pouvoir

Les médias russes ont l’interdiction d’annoncer des manifestations non autorisées et les contrevenants risquent de voir leur licence retirée. Alexeï Navalny ne peut compter que sur les réseaux sociaux et le bouche-à-oreille pour mobiliser. Ce qui fait descendre Elena Grozovskaïa dans la rue, c’est la corruption et l’injustice sociale. «Je suis médecin, je suis obligée de travailler dans trois cliniques différentes pour joindre les deux bouts. Je suis quotidiennement témoin de la corruption au niveau des directeurs d’hôpitaux. Elle est partout lorsqu’on se rapproche des hauts fonctionnaires. Les gens à mon niveau, on leur maintient la tête sous l’eau.»

Cette mère de trois enfants déplore une mobilisation insuffisante à ses yeux. «Trop peu de gens trouvent le courage d’affirmer leur position citoyenne si elle va à l’encontre du pouvoir. Pour moi, c’est héréditaire: mes grands-parents ont été réprimés par le pouvoir soviétique. Je n’ai jamais voté Poutine.» Elle respectera la consigne de Navalny: ne voter pour personne le 18 mars prochain.

Ici et maintenant, ce n’est pas dangereux, parce que toute la presse internationale est là. Poutine veut des apparences propres pour sa réélection. C’est quand les caméras sont éteintes que ça dérape.

«Russie sans Poutine! La bande de Poutine au tribunal!» hurle Pavel Tchijov, 23 ans. Il vient d’apprendre par un ami qu’Alexeï Navalny a été brutalement jeté dans un fourgon de police. Surexcité, il s’apprête à suivre un groupe d’une cinquantaine de jeunes activistes appelant à descendre la rue Tverskaïa vers le Kremlin. Il explique au Temps: «C’est le manque de perspectives qui m’a fait descendre dans la rue, en mars 2017. J’ai vu les enquêtes réalisées par Navalny sur la corruption de la bande à Poutine. Depuis, je participe à chaque manifestation. Durant toute ma vie, je n’ai connu que Poutine [comme président]. Il se prend pour le tsar et nous pour des imbéciles!» s’emporte-t-il.

Cet étudiant en programmation informatique se dit chanceux de ne pas avoir été arrêté lors des protestations passées. «Des copains à moi ont été arrêtés et renvoyés de leurs instituts. Bien sûr que j’ai peur pour mon avenir. Mes parents sont aussi contre Poutine, mais ils n’osent pas manifester et s’opposent à mon militantisme. Ici et maintenant, ce n’est pas dangereux, parce que toute la presse internationale est là. Poutine veut des apparences propres pour sa réélection. C’est quand les caméras sont éteintes que ça dérape. Vous n’avez pas idée de ce qui se passe en réalité. Ce sont des appels de la police à la fac, des menaces anonymes à vos proches. Ils peuvent vous faire des choses inimaginables, jusqu’à l’emprisonnement et la torture. Ce sont les méthodes du KGB en plus vicieux et en plus hypocrite.»

Aspirant un grand coup pour se donner du courage, le jeune homme rabat sa capuche et court rattraper ses amis marchant sur le Kremlin.