L’offensive russe donne un nouveau souffle à la procédure menée au niveau de la Cour pénale internationale (CPI) s’agissant de l’Ukraine et des pires des crimes possiblement commis par tout belligérant sur son territoire. Mis sur pause depuis plus d’une année faute de moyens, le dossier connaît désormais une accélération motivée par l’actualité. Le procureur de la CPI, Karim Khan, a annoncé lundi sa volonté de conduire aussi vite que possible une enquête en bonne et due forme. Pour cela, il lui faut encore obtenir l’aval des juges ou alors se voir déférer la cause par un Etat partie au Statut de Rome afin de faciliter encore le processus. La Lituanie aurait des velléités en ce sens.

L’impact d’une telle enquête pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité sur le pouvoir en place à Moscou reste des plus relatifs. La Russie n’a jamais reconnu la légitimité de la cour et n’a visiblement guère été dissuadée par les investigations conduites depuis 2016 sur de pareilles exactions commises en Géorgie. Même sans effet préventif ou mordant (le processus est toujours long et compliqué), cette mobilisation du côté de La Haye ne laissera certainement pas indifférent. Il suffit de rappeler la réaction ahurissante d’un Donald Trump, alors président des Etats-Unis, qui avait émis un décret (désormais annulé) pour geler les avoirs des membres éminents du Bureau du procureur qui cherchaient de possibles ennuis aux forces américaines engagées en Afghanistan et les interdire d’entrée.

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Requête en suspens

Rappelons que le Bureau du procureur avait déjà ouvert une enquête préliminaire sur les crimes commis en Ukraine depuis 2014. Ce pays, qui n’a pas ratifié le traité fondateur, a toutefois admis la compétence de la cour. Au terme de ce premier examen, fin 2020, la procureure Fatou Bensouda déclarait que les comportements dénoncés méritaient une enquête plus complète destinée à la collecte des preuves. Faute de ressources suffisantes pour mener tous les dossiers de front, elle laissait le bébé et le choix de cette priorisation à son successeur.

Investi dans cette fonction en juin 2021, le Britannique Karim Khan annonce désormais vouloir mettre le turbo tout en intégrant les nouveaux crimes commis sur n’importe quelle portion du territoire et par toutes les parties au conflit, histoire de ne pas se laisser instrumentaliser dans ce conflit. Il entend ainsi demander au plus vite le feu vert de la Chambre préliminaire de la cour (nécessaire à l’ouverture de l’enquête proprement dite), et aussi réclamer des ressources supplémentaires en termes de budget et de personnel. Le même Karim Khan s’est par contre déclaré dans l’impossibilité de poursuivre le crime d’agression (qui figure aussi dans les statuts) dont les conditions sont beaucoup plus complexes à mettre en œuvre.

Pour Delphine Carlens, responsable du bureau justice de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), cette annonce est bienvenue: «On espérait depuis longtemps entendre le procureur s’engager concrètement pour demander l’ouverture d’une enquête formelle sur l’Ukraine et sortir de cet attentisme. Son message rappelle aussi à quel point les moyens sont nécessaires pour permettre à la justice internationale de faire son travail sans être contrainte de prioriser certaines situations au détriment des autres.»

«Ultime digue»

Un travail qui sera forcément long. Avec sa temporalité très différente du politique, l’action judiciaire n’a évidemment pas une réactivité qui peut coller au conflit. L’autorisation des juges, pour simplement lancer formellement cette enquête, peut prendre plusieurs mois. Le message est pourtant important pour les populations concernées et pour les criminels en puissance susceptibles d’être un jour visés par un mandat d’arrêt (public ou secret). Interrogé mardi matin sur France Info, l’avocat William Bourdon a évoqué «une double mâchoire», en parlant des sanctions et de l’annonce du procureur, cette dernière pouvant «potentialiser le sentiment d’un risque judiciaire» chez les acteurs du conflit.

Aux yeux de Philip Grant, directeur de l’ONG Trial International et fervent défenseur de la compétence universelle, «l’attitude russe montre à quel point un ordre mondial fondé sur des règles de droit constitue la dernière digue contre ce type de barbarie». Le Genevois estime «qu’il faut massivement renforcer toutes les institutions qui œuvrent au respect de ces règles. Les Etats doivent renforcer leur soutien à la Cour pénale internationale et mettre en place les mécanismes nationaux efficaces à même de poursuivre les auteurs de crimes internationaux».

Un autre de ces mécanismes, qui peut changer le narratif de l’histoire, est la Cour internationale de justice. Instituée par l’ONU et chargée de régler les différends entre Etats, celle-ci a été saisie le 27 février dernier par Kiev. L’Ukraine reproche à la Russie d’avoir manipulé la Convention sur le génocide pour justifier son intervention avec des arguments fallacieux faisant état de crimes de masse dans le Donbass. Là encore, la procédure va durer des années, mais certains signaux peuvent déjà constituer de petites victoires diplomatiques.