Les raisons qui poussent l’OMS à épargner l’Italie
Covid-19
Dans le conflit opposant le numéro deux de l’organisation, Ranieri Guerra, et un collaborateur lanceur d’alerte, Francesco Zambon, l’Organisation mondiale de la santé se range derrière le premier. Un fait qui pousse la journaliste italienne Nicoletta Dentico à penser que des raisons financières expliquent ce camouflage

En Italie, il n’y a pas que la crise gouvernementale qui défraie la chronique. Il y a aussi la guerre larvée entre deux Italiens, Ranieri Guerra, directeur général adjoint de l’Organisation mondiale de la santé, et Francesco Zambon, collaborateur de l’OMS depuis treize ans.
Le premier est accusé d’avoir fait pression sur le second pour qu’il modifie un rapport rédigé par dix chercheurs du bureau régional de l’OMS à Venise, publié le 13 mai dernier, puis mystérieusement retiré un jour plus tard. Le document dont Francesco Zambon a coordonné la rédaction souligne que l’Italie n’a pas adapté son plan pandémie depuis 2006 et qu’elle s’est contentée de faire pendant des années un «copier-coller». Or elle avait l’obligation, selon l’OMS, d’adapter son plan.
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«Ne pas déconner»
Ranieri Guerra a pourtant le plein soutien de l’organisation face à ce qu’il faut considérer comme un lanceur d’alerte désormais flanqué d’avocats en Italie et à Genève. «La stratégie de Guerra a été de personnaliser le conflit», déplore Francesco Zambon qui se sent désormais très isolé. Dans un échange de courriels, le haut responsable de l’OMS exhorte Zambon à ne pas «déconner avec» cette affaire et à modifier le rapport. Car ce dernier met directement en cause Guerra quand il était encore directeur du Département de la prévention au Ministère italien de la santé et donc responsable du plan pandémie.
Aujourd’hui, Ranieri Guerra se répand dans les médias italiens. En tant qu’adjoint du patron de l’OMS, ses interventions posent cependant problème, notamment quand il s’en prend à d’anciens ministres de la santé. Mais aussi quand il tient des propos peu amènes sur sa page Facebook. Dans une interview accordée au journal Il Foglio, il profère ce que Zambon décrit comme des mensonges. Il laisse entendre que le rapport retiré ne «correspondait pas aux standards minimaux de qualité pour un document de l’OMS».
Or ledit document est passé par toutes les instances d’approbation internes au sein de l’agence onusienne. Dans le livre, Geopolitica della Salute (à paraître à la fin janvier) que Le Temps a pu consulter, la journaliste italienne Nicoletta Dentico le souligne: «L’analyse faite par le bureau de l’OMS à Venise a énormément agacé les hauts responsables du gouvernement italien, créant une grande confusion au sein même de l’OMS.» Et la journaliste d’ajouter: «Dans son déni adopté comme stratégie officielle de communication, l’OMS désavoue le rapport et affirme l’avoir publié par erreur». On aurait aimé l’avis de l’agence onusienne, mais nos questions sont restées pour l’heure sans réponse.
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Désintérêt italien pour l’OMS
L’enjeu n’est pas qu’italo-italien. L’affaire révèle aussi un fonctionnement particulier de l’OMS. Nicoletta Dentico souligne bien la dynamique qui a sous-tendu ce qui est perçu comme un camouflage de la part de l’organisation. L’agence onusienne basée à Genève aurait cherché à protéger les errements du gouvernement italien dans le cadre d’une pandémie de Covid-19 qui a dévasté certaines régions du pays dont celle de Bergame. Pour quel motif?
Si l’Italie comptait parmi les principaux bailleurs de fonds de l’OMS jusque dans les années 1990, tout a ensuite changé. De 2001 à 2018, elle a montré une réticence politique croissante à soutenir l’institution genevoise, hormis par le biais de sa contribution obligatoire d’Etat membre (15 millions d’euros par an). Rome, poursuit Nicoletta Dentico, a préféré financer des institutions comme le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme (1 milliard d’euros de 2001 à 2019) ou Gavi, l’Alliance du vaccin (1,3 milliard de dollars).
Mais un fait va changer la donne: la nomination de Tedros Adhanom Ghebreyesus à la tête de l’OMS en 2017. L’Italie réussit à se faire élire au Comité exécutif de l’organisation dont elle fut absente pendant quatorze ans. Ranieri Guerra est le représentant transalpin. Après plusieurs postes, celui-ci deviendra adjoint de Tedros dans «un rôle exclusif de soutien au gouvernement italien». Un fait unique, relève Nicoletta Dentico, car l’OMS se fixe normalement pour règle d’établir des cloisons étanches entre les fonctionnaires de l’OMS et les Etats membres.
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Restaurer la relation
Pour l’OMS et l’Italie, c’est une chance de restaurer une relation brouillée. En 2015, Rome s’était opposé avec véhémence aux nouvelles directives de l’OMS sur le sucre pour lutter contre l’obésité. Dans la délégation italienne à Genève, la présence d’un conseiller de la maison de confiserie Ferrero violait les règles éthiques et avait fortement irrité Margaret Chan, l’ex-patronne de l’OMS. Avec Tedros, Rome veut restaurer la relation. Elle versera rapidement 10 millions de dollars en 2020.
Aujourd’hui, l’OMS prend toutefois un risque important. L’ouverture par le parquet de Bergame d’une enquête sur Guerra, jugée «probable», pourrait éclabousser l’organisation. Cinq cents familles italiennes endeuillées par le Covid-19 ont saisi la justice contre le premier ministre, le ministre de la Santé et le président de Lombardie pour négligence. Guerra pourrait aussi être inquiété. Si le plan pandémique avait été mis à jour, dénoncent-elles, des dizaines de milliers de vies auraient pu être épargnées.