«Repoloniser»: l’affront de Varsovie à l’Europe
UNION EUROPEENNE
En Pologne, le parti nationaliste Droit et Justice au pouvoir assume sa remise au pas des juges et des médias. Tandis que ses dirigeants clament, pour se justifier, leur refus de voir les Polonais traités «comme des citoyens de seconde zone» au sein de l’Union européenne

Au rez-de-chaussée de l’immeuble cossu de Gazeta Wyborcza, le grand quotidien de centre gauche devenu l’ennemi médiatique numéro un de l’actuel pouvoir polonais, deux «une» accueillent le visiteur en ces journées d’automne.
Une Pologne écartelée
La première, en noir et blanc, est celle de l’édition spéciale du 11 avril 2010, consacrée au crash de l’avion présidentiel polonais près de Smolensk, en Russie. Lequel coûta la vie au chef de l’Etat de l’époque, Lech Kaczyński, et à une bonne partie du gouvernement et de l’état-major.
La seconde, barrée de femmes habillées en noir au poing levé, montre des milliers de manifestantes polonaises opposées au projet de loi rendant l’avortement passible d’une peine de prison, réunies début octobre face au parlement.
Deux «une» qui, selon Maciej Stasinski, éditorialiste à Gazeta Wyborcza, disent la Pologne écartelée: «Le crash de Smolensk, et toutes les théories du complot qu’il a engendrées, est devenu le carburant d’une martyrologie polonaise qui fonctionne terriblement bien. Notre sainte nation victime de la Russie, de l’Union européenne, de la mondialisation… Devant une telle montagne de caricatures, les défenseurs des libertés sont dos au mur.»
Une idéologie solidement ancrée
Varsovie, capitale zélée du souverainisme conservateur, du révisionnisme historique et de l’euroscepticisme. A l’étranger, le signal d’alarme est tiré. Le tout dernier rapport de Human Rights Watch, publié fin octobre, appelle de nouveau l’Union européenne à agir, pour mettre fin à deux ans de «glissement autoritaire». Problème: au sommet de l’Etat, cette nouvelle rengaine idéologique polonaise est solidement installée.
Krzysztof Sczerski est le chef de cabinet du président Andrzej Duda qui, in extremis le 31 juillet 2017, a refusé de signer trois projets de loi sur la réforme du système judiciaire destinée à resserrer l’étau du pouvoir sur les magistrats. Vu de Bruxelles, le chef de l’Etat – issu du parti majoritaire Droit et Justice (PIS) et élu en mai 2015 avec 51,5% des voix – a donc empêché le pays de basculer dans un affrontement ouvert avec l’UE, pour qui cette réforme judiciaire porte atteinte à l’Etat de droit.
Sauf que: «Ce pays est très divisé. C’est la réalité, explique notre interlocuteur, premier sur la liste des rendez-vous organisés à l’intention d’un petit groupe de journalistes suisses par l’ambassade de Pologne à Berne. L’opposition, qui nous traite de populistes, oublie que notre plateforme nationaliste et populaire a nettement remporté les législatives d’octobre 2015. Notre travail de fond auprès des populations rurales, dans les villes moyennes, a payé. Lorsque nous disons à Bruxelles qu’une majorité d’électeurs, dans ce pays, est favorable à la repolonisation de l’économie, nous disons juste la vérité.»
Sortir de la frustration
Repolonisation. Le mot est fourre-tout. Mais il dit beaucoup, car il permet au parti Droit et Justice et à son chef, l’intraitable Jaroslaw Kaczyński (frère jumeau du défunt président), de servir d’exutoire à toutes les frustrations: politiques, sociales et économiques, accumulées au fil des trente années de transition depuis la chute du Mur, en 1989, puis l’entrée dans l’Union européenne en mai 2004.
Même Lech Walesa, l’ancien président et leader de Solidarnosc, est vilipendé. L’ancien journaliste Marek Magierowski est aujourd’hui vice-ministre des Affaires étrangères dans ce gouvernement de droite nationaliste. Il assume: «Qui peut nier qu’à la chute du communisme ce pays a ouvert grande la porte aux investisseurs internationaux? Nous avons tout vendu. Nous avons perdu au passage notre base industrielle. Nous n’avons plus de marque polonaise connue à l’étranger. Qui sait que les redoutables hélicoptères militaires américains Black Hawk sont fabriqués ici, sur les ex-sites de la firme Sikorski? Les Polonais doivent se réapproprier leur pays, leur économie, leur avenir.»
Nécessité de prendre l'avantage
Les bénéfices apportés à la Pologne durant ces décennies par les investisseurs étrangers appartiennent au passé. La présence de capitaux internationaux dans les médias – dont celle du groupe Ringier, propriétaire du Temps – est constamment dénoncée par le parti au pouvoir.
Pourquoi? La question étonne presque Lukas Lipinski, de l’institut de recherche Polityka: «Les prochaines législatives doivent avoir lieu au plus tard à l’automne 2019. C’est donc maintenant que le pouvoir – crédité en 2015 de 38% des voix et de 235 sièges sur 460, avec plus de 40% d’abstentions – doit prendre un avantage définitif sur ses adversaires. Or la «repolonisation» tout comme la mise au pas de la justice, des médias ou les attaques contre le droit à l’avortement sont applaudies par sa base électorale. D’autant qu’une grande partie de l’Eglise catholique, toujours très influente, partage ces opinions.»
Gouvernement anti-élites
«Il faut comprendre la mentalité du parti Droit et Justice, poursuit notre interlocuteur, en comparant le vent populiste qui souffle sur la Pologne à celui de la Hongrie de Viktor Orban. Pour eux, les procédures, les règles, les normes, bref, tout ce qui est incarné peu ou prou par l’UE et les experts étrangers, ne comptent pas. Le PIS ne croit que dans ses hommes à lui, car il se méfie des élites. Gouverner revient, pour ce parti, à placer ses partisans partout: dans les tribunaux, à la tête de l’agence de presse nationale, dans les postes clés des secteurs stratégiques comme l’énergie. Et sur les migrants, le discours est simple: oui aux Ukrainiens, travailleurs et bon marché. Non à tous les autres.»
Père du plan de relance économique basé sur une pluie de subventions familiales aux classes moyennes et populaires, le puissant ministre des Finances, Mateusz Morawiecki (considéré comme modéré), nuance: «L''économie polonaise est en bonne santé (3,3% de croissance en 2017, ce qui vient de conduire le gouvernement à refuser fin octobre un prêt de précaution de 8 milliards d’euros du Fonds monétaire international), mais une redistribution s’impose. C’est pour cela que nous voulons réhabiliter l’Etat polonais, comme partenaire et actionnaire. Quand nous préconisons des réformes au sein de la zone euro, c’est parce que nous souhaitons l’intégrer le moment venu. Quand nous disons non à l’Europe à deux vitesses, nous défendons les nouveaux membres, contre le risque d’une marginalisation des Européens de l’Est voulue par Paris et Berlin.»
Son collègue ministre Marek Magierowski, lui, ne décolère pas contre les attaques anti-Varsovie d’Emmanuel Macron, qui a jusque-là snobé la capitale polonaise et vient d’obtenir à l’arraché de sa part des concessions sur la question des travailleurs détachés: «Ses critiques sont déplacées et blessantes. La France n’est pas la maîtresse d’école de l’UE.» Et l’engouement suscité par le jeune président français pas encore quadragénaire? «Il incarne peut-être l’avenir d’une élite. Jaroslaw Kaczyński, à 68 ans, incarne l’avenir des peuples.»
L'histoire également «repolonisée»
L’autre réalité de la Pologne du parti Droit et Justice est idéologique. Elle s’entend dans l’interminable exposé de Maciej Kopec, vice-ministre de l’Education, chargé d’une réforme controversée des programmes scolaires marquée par une volonté de «repoloniser» l’histoire.
Varsovie, par exemple, a commencé à évoquer de nouvelles demandes de dommages et intérêts à l’Allemagne, pour les gigantesques destructions et massacres de la Seconde Guerre mondiale. «Notre fil conducteur pédagogique est de faire comprendre aux élèves que les Polonais ne doivent pas être considérés comme des citoyens de seconde classe de l’Europe ou de l’OTAN», assène-t-il. Frustration historique.
«La vérité est qu’ils nous en veulent, lâche une journaliste éminente, pilier des manifestations de femmes en noir pro-avortement. «Nous» désigne les élites européanisées, tous ceux qui ont parié sur la modernisation. Ils n’en veulent pas aux entrepreneurs polonais qui se sont enrichis au fil de la transition. Ils n’en veulent pas aux nouveaux riches. Ils en veulent à ceux qui ne considèrent pas l’Eglise, la terre et la famille comme l’alpha et l’oméga.»
Accepter le changement
Retour au parlement. Trois conseillers nationaux helvétiques sont à Varsovie, dont le démocrate-chrétien Gehrard Pfister (Zoug). Leur tâche n’est pas facile. Le hasard du calendrier a voulu que notre délégation de journalistes tombe sur eux à l’issue de leur rencontre avec Kazimierz Golojuch, président de la Commission des affaires agricoles. «Toute une partie du programme du PIS peut être qualifiée de souverainiste. Vu de Berne, ce n’est pas nécessairement un défaut. L’important est bien sûr le respect de l’Etat de droit et des investisseurs», argumente l’élu alémanique.
Cela tombe bien. Direction les bureaux de Roche. La multinationale pharmaceutique helvétique est revenue en Pologne dès 1989, après la fin du communisme. Son QG mondial informatique est à Varsovie. Quid de l’Etat de droit et de la repolonisation? «C’est un débat un peu ésotérique pour une compagnie comme la nôtre, où l’on ne parle presque pas polonais dans les bureaux», juge Wiktor Janicki, le patron de la filiale.
Les conséquences du climat politique actuel sur la conduite des affaires? «Je ne vois pas de cadres, ou de jeunes talents quitter la Pologne. Au contraire. Je les vois revenir. Je constate aussi que la propension de nos employés polonais à s’adapter, à accepter les changements, reste très forte.» Et de nuancer: «Nous observons la situation de près. Vous savez, depuis vingt-cinq ans, la Pologne a connu des virages politiques incessants. On peut déplorer certains biais de ce gouvernement, mais il a un plan, un cap.»
Opposition écartée
L’éditorialiste Maciej Stasiński est dubitatif. Il sait combien les dirigeants des grandes entreprises étrangères sont obligés de ménager le pouvoir en place. Il liste pour nous les attaques au vitriol contre les journalistes d’opposition, des discours incendiaires de Jaroslaw Kaczyński devant les députés, des campagnes de dénigrement, sur Internet, des militantes pro-avortement.
Il énumère les décisions prises par l’actuel gouvernement pour couper les crédits de Gazeta Wyborcza, quotidien confronté par ailleurs à la crise généralisée de la presse écrite: suppression des abonnements des administrations, suppression des annonces publiques, accusations de «traîtrise à la nation» polonaise…
Deux Pologne, une fracture
«Les dirigeants du PIS se disent eurosceptiques et fiers de l’être, mais ils sont europhobes. Ils oublient juste ce que l’Union européenne a fait pour la Pologne, ce que le soutien de Bruxelles a représenté. Ils sont installés dans une double paranoïa: anti-russe d’un côté, anti-occidentale de l’autre, en espérant que l’Amérique de Donald Trump continuera de nous protéger.»
L’offensive pour faire taire les médias d’opposition est, de l’avis général, programmée pour repartir de plus belle dans les prochaines semaines. «On se bat contre un obscurantisme habillé en nationalisme», s’énerve Maria, une enseignante quadragénaire, divorcée, revenue d’une nouvelle manifestation pro-choix alors qu’à proximité un petit groupe de traditionalistes prie pour l’interdiction de l’avortement sous la protection de la police. A Varsovie, la fracture entre les deux Pologne n’a jamais paru aussi béante.