La Russie dissout l’ONG Memorial et impose son histoire officielle
Russie
AbonnéLa plus ancienne ONG russe de défense des droits humains, gardienne de la mémoire du goulag, a été liquidée par la Cour suprême dans un climat de répression croissante contre l’opposition

Les Etats-Unis ont condamné, mardi soir, la dissolution de l'ONG Mémorial en Russie. «La persécution» de cette organisation gardienne de la mémoire des victimes du Goulag «est un affront à (ses) nobles missions et à la cause des droits humains partout dans le monde», a déclaré le chef de la diplomatie américaine Antony Blinken, en référence à la décision de la Cour suprême russe d'accéder à la demande de Moscou de dissoudre cette ONG.
Pilier de la défense des droits humains, l’association fondée en 1988 par des historiens pour faire la lumière sur les crimes du communisme a été dissoute mardi par la Cour suprême, après des années de lutte contre un Kremlin de plus en plus répressif.
«Pourquoi nous, les descendants des vainqueurs, devrions-nous avoir honte et nous repentir au lieu d’être fiers de notre glorieux passé?» Voilà, capturé en une phrase par le procureur Jafiarov, le réel enjeu du procès Memorial, qui vient de s’achever ce mardi par la mise en liquidation de l’association. La reconnaissance, sans doute bien involontaire, d’une évidence: si ce procès a formellement traité de la loi sur les «agents de l’étranger», de prétendues «violations répétées» de cette loi par l’ONG de défense des droits humains et de sa structure juridique, si procureurs et avocats se sont opposés dans des joutes oratoires sur les détails de cette loi, les formes du texte «d’avertissement» dont les «agents de l’étranger» sont censés préfacer leurs publications, le concept même de «publication»… tout cela n’était qu’un transparent prétexte.
A propos de la cofondatrice de Memorial International: Irina Sherbakova ou le devoir de mémoire de la Russie
Ce qui s’est joué, lors de ce procès, était l’affrontement de deux visions de l’histoire soviétique et de deux légitimités à la raconter. Celle de l’Etat russe, qui se veut l’héritier de l’URSS et le tenant d’une histoire ripolinée, débarrassée de ses aspérités, uniformément héroïque et appuyée sur le mythe fondateur de la victoire de 1945. Contre celle d’une partie de la société civile russe, héritiers de la glasnost, tenants du devoir d’inventaire et de mémoire sur les pages sombres de l’histoire soviétique, celles du totalitarisme et des répressions staliniennes.
Tournant national-conservateur
Memorial en est le porte-flambeau. Fondée en 1988, alors que l’URSS vit ses dernières années, cette association d’historiens veut répondre à la soif de vérité de la société russe d’alors. Les archives du KGB s’ouvrent, des millions de familles veulent enfin savoir ce qui est advenu d’un père, d’un grand-père, d’un oncle, d’un mari… disparus dans les rouages du goulag. Le projet n’est pas seulement historique, il est aussi profondément politique, au sens le plus noble du terme. Pour les fondateurs de Memorial, ce n’est qu’au prix d’un travail de mémoire que la Russie moderne pourra réellement tourner la page de la terreur soviétique et aller de l’avant.
Rapidement, à cette mission historique, Memorial en ajoute donc une autre, contemporaine: une activité de défense des droits de l’homme, d’abord pendant les deux guerres de Tchétchénie. Puis, au fur et à mesure du durcissement du régime russe, en particulier depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, avec la tenue d’une liste de prisonniers politiques par le Centre de défense des droits humains adossé à l’historique Memorial International.
Lire aussi: Ludmila Oulitskaïa: «Il n’y a rien de plus important pour l’existence humaine que le texte»
L’Etat russe, au fil de ce durcissement et de son tournant national-conservateur, tolère de moins en moins les récits historiques concurrents à celui qu’il voudrait imposer. Plus le thème «militaro-patriotique» et la transformation de la victoire de 1945 en quasi-religion d’Etat se structurent, plus les pressions se multiplient contre Memorial. Interruption de leurs événements, agressions contre leurs membres, catégorisation comme «agent de l’étranger» en 2014, affaires judiciaires montées de toutes pièces contre ses représentants en Tchétchénie et en Carélie en 2016 et 2018… Une lutte inégale, dans laquelle une seule des parties est armée – et pour paraphraser le réalisateur italien Ettore Scola, ce n’est pas Memorial qui est anti-Etat russe, c’est l’Etat russe qui est anti-Memorial. Jusqu’au coup de grâce, en novembre, avec l’annonce d’une plainte en liquidation de l’association par le parquet russe.
"A power that is afraid of memory, will never be able to achieve democratic maturity."
— Auschwitz Memorial (@AuschwitzMuseum) December 28, 2021
"Власть, которая боится памяти, никогда не сможет достичь демократической зрелости."
Dr. Piotr M. A. Cywiński, director / директор @AuschwitzMuseum https://t.co/0Oqsc1xvDf
Archives mises à l’abri
L’issue du procès ne faisait guère de doutes. Depuis des semaines, Memorial s’y préparait. Ses archives, un véritable trésor historique constitué au fil des donations individuelles de descendants de déportés, ont été mises à l’abri dans les différents bureaux régionaux de l’association. A l’annonce du verdict, les quelques dizaines de personnes ayant bravé l’hiver russe pour venir assister à l’audience ont eu beau scander «Honte!», les avocats de Memorial ont eu beau aussitôt annoncer leur intention de faire appel, il n’y a aucun doute sur l’issue négative qu’ils trouveront. Pas plus qu’il n’y en a sur celle de l’audience de mercredi, consacrée cette fois-ci à la liquidation du Centre de défense des droits humains.
«Je ne me fais aucune illusion sur les gens qui sont au pouvoir. Mais ce qui est en train de se passer sera écrit dans les livres d’histoire, nous disait, à quelques jours du procès, Sergueï Bondarenko, jeune historien chez Memorial. Memorial a été officiellement ouvert en 1988 et officiellement fermé en 2022. Et qui était le président qui a fait fermer la plus ancienne et la plus respectée des associations à travailler sur la mémoire des répressions? C’est Poutine.»