A Saint-Denis, dans les fossés du métissage
#LaFranceQuiCraque
Adossée à Paris, la ville du Stade de France est devenue emblématique des fractures communautaires depuis les attentats de novembre 2015. Reportage, dans le cadre de notre série sur la France

Cette France qui craque
Il suffit, pour comprendre les déchirements de Saint-Denis, d’arpenter ses rues en levant les yeux. Adjacente à la mairie, d’où les élus assistèrent en direct, le 18 novembre 2015, à l’assaut policier contre la planque d’Abdelhamid Abaaoud, rue du Corbillon? La façade gothique de la basilique-cathédrale des rois où les gisants des souverains français continuent de veiller sur Paris. Au-dessus des vitrines de kebabs et autres magasins de téléphones portables à forte clientèle d’origine étrangère? Des noms de rues et de places qui font l’éloge de la révolution, du Parti communiste et de la CGT: place Pierre-Sémard, syndicaliste communiste fusillé par les Allemands en 1942; rue Eugène-Pottier, poète révolutionnaire sous la Commune de Paris, auteur des paroles de «l’Internationale»; rue de la Révolution des œillets, en hommage aux insurgés portugais de 1974…
«On est un condensé de la France qui a souvent craqué dans la douleur et la fureur» ironise, sur les marches de l’Hôtel de Ville, l’un des réceptionnistes affairés à vérifier les documents d’une mère de famille voilée, perdue devant des papiers qu’elle peine à déchiffrer.
«Une ville laboratoire»
«Parce qu’elle contient en son sein toutes les composantes de la société française, Saint-Denis est une ville laboratoire où se construit la France de demain, où tous les citoyens, croyants ou non, ont leur place – malgré les clichés, les insultes, les stigmatisations…», exhorte, en écho, l’appel lancé samedi dans Libération par une vingtaine d’intellectuels et activistes de la cité.
Déchirement? Le mot est faible selon Stéphane, propriétaire d’un garage près de l’alignement des bâtiments des archives nationales: «On est plus qu’une ville de banlieue. Saint-Denis, c’est une vitrine. Tout ce qui nous touche fait mal», explique-t-il. Car, ici, tout est mêlé. Aux archives nationales s’ajoutent, dans la municipalité voisine de la Courneuve, fameuse pour sa «cité des 4000», celles du Ministère des affaires étrangères. Y sont stockées dans des entrepôts anonymes ses plus belles collections de traités anciens, de photographies et de témoignages de diplomates perdus jadis à l’autre bout du monde.
Et comment oublier Charles Martel, qui repose dans la basilique abbaye? Un gisant de marbre, couronne franque et spectre posé sur le torse, pour ce roi guerrier dont la légende dit qu’il arrêta l’invasion arabe à Poitiers, en l’an 732. «Le symbole est fort pour ces poignées de fous d’Allah qui rêvent de nous mettre sous leur coupe», s’inquiétait vendredi dernier, dans Le Figaro Magazine, l’un des responsables de la mosquée Tawhid, située à moins de 200 mètres. Avant d’accuser: «Nous sommes cernés par les intégristes. Daech est aux portes de notre mosquée.»
«Une caisse de résonance»
David Proult est maire adjoint chargé des écoles, le nœud de l’intégration dans cette ville de 110 000 habitants qui accueillera, le 10 juin, le match d’ouverture de l’Eurofoot entre la France et la Roumanie. Comme le maire Didier Paillard, il n’a pas digéré la couverture «A Molenbeek sur Seine» de l’hebdomadaire de droite. Pour lui, le parallèle entre le fief bruxellois des terroristes, et cette banlieue parisienne où une partie des résidents continuent d’incarner la France «black-blanc-beur» ne tient pas: «Nous n’avons pour l’heure pas eu de filière djihadiste vers la Syrie. Il faut quand même le souligner, explique l’édile. Notre ville, par sa diversité communautaire, est une caisse de résonance. Mais je peux vous certifier que ces fractures n’ont pas atteint le cœur de la cité et du vivre ensemble. Nous servons 9300 repas par jour dans nos cantines. Il y a parfois du porc. Et tous les enfants mangent ensemble, aux mêmes tables.»
Michèle F. est médecin. D’origine sénégalaise, elle consulte à Saint-Denis depuis plus de vingt ans. Son avis? «Ce n’est pas Saint-Denis qui a changé, nous explique-t-elle, mais cette France des quartiers où l’ascenseur social est définitivement en panne pour ceux qui y restent, sauf pour les dealers de drogue qui engrangent le cash.» On aperçoit, de son cabinet médical, la petite rue du Corbillon où le coordinateur des attentats du 13 novembre avait trouvé refuge avec l’une de ses cousines.
«Il faut distinguer deux fractures à Saint-Denis»
Rendez-vous est pris non loin avec Catherine, l’une des meneuses de l’action «Nuit debout» contre les dealers qui se poursuit dans la cité Paul Eluard, gangrenée par le trafic de stupéfiants. Chaque soir, les résidents y réclament l’intervention de la police: «Il faut distinguer deux fractures à Saint-Denis, nous explique-t-elle. La première est celle de la criminalité, directement liée au taux de chômage dans la ville (23% officiellement, 30% sans doute) et à l’abandon scolaire endémique. La seconde, venue se greffer sur ses réseaux mafieux, est celle de l’islamisme radical. La combinaison des deux est juste intenable.» Vrai? «Les trafics sont une réalité que nous n’avons jamais tue, reconnaît David Proult. A preuve: nous avons investi dans la police municipale (50 agents), dans la vidéosurveillance et dans la rénovation du commissariat. Pour le reste, la ville ne peut pas remplacer l’Etat.»
Stéphane le garagiste voit les choses autrement: «Il y a beaucoup d’associations ici. On a même un grand festival annuel – du 26 mai au 24 juin – de musique classique! Mais où est la vie économique? Les vrais business qui marchent? Je ne blâme pas les commerçants qui se mettent à vendre des vêtements islamiques. Moi, je me garde bien de demander leur casier judiciaire à certains de mes clients «rebeus» (arabes, en verlan)…».
On lui demande des précisions. Il élude. 800 individus seraient fichés pour islamisme radical en Seine-Saint-Denis, ce département 93 qui compte 1,5 million d’habitants. Peuvent-ils vraiment mettre ce territoire en coupe réglée? Est-il vrai que les mairies ne sont pas informées par les services de renseignement? «C’est le principe de la fissure, nuance Véronique Roy-Burin, mère d’un jeune converti mort en Syrie. Ces quartiers, à Saint-Denis comme à Sevran où j’habite, ne sont pas toujours paupérisés. Ils sont fragmentés, éclatés, à la merci des couacs de l’administration et du premier caïd venu. Lequel peut être, parfois, un soi-disant éducateur employé municipal côté pile, recruteur islamiste côté face.»
A Montreuil, l’autre versant du 93
Direction l’autre versant du 93. Du moins en théorie. Nous ne sommes plus à Saint-Denis mais à Montreuil. Le «comptoir de l’innovation», installé dans le très moderne immeuble Atrium, s’y présente comme l’accélérateur de start-up départemental. Tiens. Pourquoi a-t-il déménagé de Bobigny (la préfecture, accolée à Saint-Denis) pour cette banlieue de l’est parisien toujours populaire, mais bien plus «bobo»? «Cela devenait difficile là-bas. Même nos soutiens – la fondation JP Morgan Chase, l’ambassade des Etats-Unis, la SNCF, SFR – hésitaient avant de venir nous voir», reconnaît Guillaume, un des animateurs de la campagne «Yes Oui Can», un programme d’entrepreneuriat pour jeunes sans diplôme.
Montreuil s’est «boboïsée», profitant de l’exode des jeunes classes moyennes intellectuelles parisiennes. Saint-Denis paraît engluée. Son Institut universitaire de technologie (IUT) est déchiré depuis des mois par le cas de deux enseignants islamistes. Le bureau parisien de l’universitaire suisse Tariq Ramadan se trouve d’ailleurs au cœur de la vieille-ville, non loin d’une mosquée dont les fidèles, le vendredi, font la prière sur les trottoirs. «Les médias se sont beaucoup trompés en écrivant que le périphérique est une frontière entre Paris qui bouge et la banlieue qui sombre, explique une des signataires de l’appel publié dans Libé. Saint-Denis offre un visage différent d’un quartier à l’autre. La frontière, ce n’est plus le périph, c’est la rue, le square, le pâté de maisons. Le quadrillage communiste d’antan avait du bon…»
«Les autres communautés subissent»
Retour aux abords de la mairie. Tout est calme en ce dimanche sur la grande place du marché, joliment pavée. L’état d’urgence vient d’être prorogé pour trois mois, mais les policiers municipaux paraissent sereins. L’appel de Libé est placardé: «Loin de tous les fantasmes colportés par une partie de la presse et de la classe politique française, Saint-Denis est une ville plurielle, où vivent des femmes et les hommes d’origines, d’opinions et de religions différentes, sans que l’une n’ait pris le pas sur l’autre dans l’espace public.» Soit. Mais alors, quid de ces femmes voilées de noir de la tête aux pieds qui, en retrait, attendent parfois leurs jeunes enfants à la sortie des écoles? Michèle F. la femme médecin confirme: «C’est de plus en plus fréquent. Résultat: les autres communautés subissent.»
On discute sur la place. Samedi soir, Hakim, gérant franco-algérien d’une boucherie halal, était dans les travées du stade pour assister au match OM-PSG. Il y était aussi lors de la fameuse finale remportée lors du Mondial de 1998, celle de la génération «black-blanc-beur». Le portrait grand format de Zinedine Zidane couvrait tout l’édifice, visible de l’autoroute. «La seule chose qui fonctionne ici, c’est l’assistanat social, déplore-t-il. Musulmans ou pas ça ne change rien: la municipalité fait de son mieux pour raviver le «vivre ensemble», mais l’Etat est trop absent au quotidien. On n’aide pas les commerçants à tenir. On laisse faire les dealers. On a l’impression que tout le monde attend.»
Mais ils attendent quoi? David Proult, le maire adjoint répond chiffres, budget, bilan municipal. «Saint-Denis a toujours connu l’immigration. Les couches se superposent, comme des sédiments. Quant au retour en force du religieux, c’est une réalité dont on doit tenir compte dans toutes les communautés.» Au risque de creuser, dans cette banlieue métissée d’une centaine de nationalités, des fossés de plus en plus infranchissables.
Précédents chapitres de notre série
- Jean-François Bayart: «La France nourrit une schizophrénie par rapport à la globalisation»
- Le risque d’une France qui craque
- Daniel Cohn-Bendit: «La France est épuisée par le mélodrame de la crise»
- L’hypothèse du think tank Les Gracques: Ce dont la France fracturée a besoin, c’est de social-libéralisme
- Notre éditorial: La France sera-t-elle sauvée par ses villes?