«Les sanctions fonctionnent moins bien contre un Etat autoritaire»
interview
La chercheuse Erica Moret a étudié les précédentes sanctions établies contre la Russie. Les effets de ces sanctions restent parfois invisibles et doivent être accompagnés d’autres mesures

Chercheuse au Graduate Institute et coordinatrice du Geneva International Sanctions Network, Erica Moret a notamment étudié l’impact des sanctions qui frappaient déjà la Russie à la suite de l’annexion de la Crimée, en 2014. Pour elle, les sanctions ne peuvent être réellement efficaces qu’accompagnées de tout une série d’autres actions.
Quelle appréciation faites-vous des sanctions qui se mettent en place depuis deux semaines?
Il y a une différence à faire entre, d’un côté, les sanctions obligatoires qui ont été décidées par l’Union européenne, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, etc. et, de l’autre côté, un phénomène très peu courant: ce sont les sociétés multinationales qui se bousculent maintenant pour sortir volontairement de Russie. C’est à mon sens sans précédent: habituellement, les entreprises finissent bien par s’écarter de pays soumis à de fortes sanctions, mais seulement après avoir soigneusement soupesé les risques et tenté d’y résister.
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Comment expliquer cette précipitation?
Ce sont d’abord des questions liées à la «compliance» (conformité). Cela devient très compliqué pour ces sociétés de déterminer ce qu’elles peuvent faire ou non. C’est aussi très coûteux pour elles, car elles doivent mettre beaucoup de ressources pour comprendre la situation. En Iran ou en Afghanistan, deux pays soumis à des sanctions, cela devient trop cher et nécessite parfois le travail de dizaines d’employés pour effectuer de simples transactions… Et les pénalités peuvent parfois se monter à des milliards de dollars. Il y a également un aspect commercial: si elles n’ont pas accès aux banques pour faire les transferts financiers, cela devient très difficile pour ces sociétés de rester en Russie.
N’y a-t-il pas aussi un aspect fortement affectif?
C’est en effet un message politique visant à montrer de la solidarité vis-à-vis de l’Ukraine, et son opposition vis-à-vis des actions du gouvernement russe. Nous sommes dans une sorte de mouvement symbolique de coresponsabilité. Ce qui est frappant, c’est qu’il s’est développé de manière très marquée, et comme en accéléré. C’est du jamais-vu, et du coup c’est difficile d’en prévoir les impacts. Il a fallu dix ans pour établir et durcir des sanctions contre l’Iran ou la Syrie. Or ici, tout cela s’est passé en deux semaines! Et cela, sans parler du fait que même la banque centrale russe est frappée, une première pour un pays membre du G20 et pareillement intégré dans l’économie mondiale.
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Cela entraînera beaucoup de coûts pour les Etats occidentaux…
Il y aura des coûts des deux côtés. Dans des études que j’ai réalisées en 2016, sur les impacts des sanctions, les résultats nous ont surpris: les pays qui craignaient le plus les contrecoups pour leurs économies – Italie, Grèce, Chypre, Hongrie… – étaient les plus réticents aux sanctions. Or, ce sont ces pays qui ont été les moins touchés. Ceux qui ont le plus perdu, ce sont les pays baltes ou d’autres voisins de la Russie qui au contraire poussaient en faveur des sanctions. L’étude montre en outre que les impacts ont été assez éphémères, et que ces pays ont réussi à trouver d’autres marchés.
A présent, nous sommes bien sûr dans une autre dimension puisque l’on touche les questions vitales de l’énergie. Mais une chose est claire: les impacts se feront surtout sentir dans la Russie elle-même.
Comment se mesure l’efficacité de sanctions?
Les études sur d’autres cas nous donnent quelques leçons. Par exemple, un pays très intégré dans l’économie mondiale est plus facile à sanctionner que, disons, la Corée du Nord, qui est très isolée. A l’inverse, les sanctions sont moins efficaces lorsqu’elles frappent un Etat autoritaire. La Russie a le pouvoir de contrôler les médias, ce qui réduit la portée du message sur le plan politique. Un autre facteur important: nous avons établi que les sanctions décidées rapidement et qui sont de courte durée sont en général plus efficaces.
Plus efficaces, mais pour parvenir à quels buts?
Il y a une palette assez large d’impacts possibles. D’ordinaire, on pense d’entrée au changement de régime ou à d’autres effets spectaculaires. Dans cette catégorie, on pourrait aussi inclure ici la volonté d’infléchir le comportement ou les calculs de Poutine, en arrêtant la guerre par exemple.
Mais cela reste difficile. Une autre facette des sanctions cherche à limiter l’accès de l’Etat visé à des ressources fondamentales, comme les finances, la technologie militaire, les plateformes internet ou sa capacité à lancer des cyberattaques.
Enfin – et c’est un objectif plus symbolique – il s’agit de signaler à la Russie de Vladimir Poutine, mais aussi au reste du monde, et surtout à d’autres Etats qui seraient tentés d’agir de la même manière – que ce type d’actions ne peut pas rester sans conséquences.
Cela fonctionne-t-il?
Il est essentiel de rappeler que ces sanctions ne sont efficaces que lorsqu’elles sont combinées, d’une manière stratégique, avec d’autres outils, comme la diplomatie, la médiation, la dissuasion militaire, le recours à des tribunaux… Tout cela doit être étroitement planifié en parallèle de l’instauration des sanctions, faute de quoi ces dernières se révéleront moins efficaces. La question n’est pas tant de savoir si les sanctions vont fonctionner, mais plutôt de savoir comment on peut améliorer leur efficacité en les combinant avec ces autres outils.
Les divisions sont prévisibles si cela devait durer…
On a déjà eu le précédent d’autres sanctions établies contre la Russie. Les pays de l’Union européenne ont réussi à garder une certaine cohésion en dépit des pressions politiques, de leurs intérêts commerciaux divergents, et l’existence de relations diverses que ces Etats entretenaient avec la Russie. C’est difficile de faire des prévisions, mais je pense que cette unité sera sauvegardée face à une menace russe qui est sans précédent depuis des décennies.
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