Administration
Pour les anciens élèves de l'Ecole Nationale d'Administration (ENA) dont Emmanuel Macron a annoncé jeudi envisager la suppression, les hauts-fonctionnaires sont surtout les otages de l'empilement des lois, des renoncements politiques et des contradictions de l'Etat

Jean-Louis Debré est un ancien ministre de l'Intérieur heureux. A 74 ans, l'ex-président du Conseil constitutionnel promène un regard aiguisé sur la politique française. Un regard affuté, surtout, par l'expérience familiale qui fut la sienne. Fils de Michel Debré, premier ministre qui créa l'Ecole Nationale d'administration (ENA) en 1945, à la libération, ce fidèle de Jacques Chirac (promotion Vauban 1957-1959), a grandi dans le culte gaullien de la haute fonction publique à la française qu'Emmanuel Macron s'est engagé jeudi à réformer.
Or pas question, pour ce magistrat de formation - il sera à Genève le 2 mai pour présider le diner des «compagnons de Gutenberg» - de sonner l'hallali de l'ENA: «Les énarques ont prouvé depuis plus de 70 ans qu'ils sont un mal nécessaire nous expliquait-il l'an dernier. Ils savent gérer l'Etat et c'est énorme. Ce sont des dépanneurs hors pair. Ce qu'il ne faut pas faire, c'est leur laisser les clefs de la maison France».
Place révélatrice
La place occupée par l'Ecole nationale d'administration dans les propositions du président français est plus que révélatrice. Depuis l'incendie de Notre-Dame et la diffusion par la presse des annonces prévues le 15 avril, la suppression de cette institution déplacée en 1991 à Strasbourg a été très commentée. Et pour cause: l'ENA est un mythe français. Ses anciens élèves sont présumés être indéboulonnables aux commandes de la haute administration.
Chacune de ses promotions (deux ans de scolarité, ponctuée par le fameux classement de sortie) est un club dont les membres gardent partie liée. François Hollande, conseiller à la cour des Comptes, déroula le tapis rouge à la «promotion Voltaire» (1978-1980). Emmanuel Macron, inspecteur des finances, est entouré des anciens de sa promo «Léopold Sedar Senghor» (2003-2005). Plus édifiant: depuis Valéry Giscard d'Estaing en 1974 - et à l'exception de François Mitterrand formé avant guerre à l'école libre des sciences politiques - un seul non énarque a accédé à l'Elysée: Nicolas Sarkozy. Les énarques? Une «écurie de «Rastignac» comme l'écrit David Brunat dans «Ena Circus» (Ed du Cerf).
Pas représentative
Le problème est que la confusion règne. Certes, entre 60 et 75% des diplômés de l'ENA, selon le rapport publié pour le 70ème anniversaire de l'école en 2015 par les chercheurs François Denort et Sylvain Thine, sont des enfants de cadres et de professions intellectuelles, contre 10% issus des milieux populaires. De quoi justifier l'affirmation d'Emmanuel Macron selon lequel «les hauts fonctionnaires ne ressemblent plus à la société française».
Sauf que les autres filières élitistes ne sont pas plus représentatives. L'Ecole normale supérieure (ENS) - que le président français rêvait de faire et à laquelle il échoua - ou Polytechnique sont encore plus peuplées d'enfants de cadres. Mieux: les grandes universités britanniques et allemandes, viviers des technocrates de ces pays, sont tout autant coupées des classes populaires, tandis qu'aux Etats-Unis le coût des études est un barrage social. «La haute fonction publique ne ressemble pas au pays. Et alors? L'important est qu'elle le serve bien, et que les concours soient irréprochables», tranche Henri Paul, un ancien magistrat de la Cour des comptes.
Enarques impopulaires
Les énarques se savent impopulaires. «On ne nous juge pas sur notre parcours, mais sur le prétendu pouvoir d'influence de notre caste présumée. Or on oublie que l'essentiel des anciens élèves de l'ENA, près de 90%, font ce pour quoi ils ont été formés: diriger les administrations», poursuit-il. Car en France, il y a énarque et énarque. Les mieux notés sont inspecteurs des finances (comme Macron, Rocard ou VGE), magistrats à la cour des comptes (comme Chirac) ou conseillers d'Etat (comme l'actuel chef du gouvernement Edouard Philippe), ces «grands corps» que l'on intègre en sortant parmi les premiers de l'école (et que Macron veut démanteler).
Et les autres? Trustent-ils les postes politiques et la direction des grandes entreprises ou des grandes banques? De moins en moins, en réalité. «La clef, ce n'est pas l'ENA, c'est l'incapacité de l'Etat à gérer ses élites, et la tendance française à recréer toujours noblesse et privilèges, nuance un énarque-banquier. Pourquoi n'oblige-t-on pas les énarques à démissionner de la fonction publique s'ils s'aventurent en politique ou dans les affaires? Oui, il y a des énarques égoïstes et profiteurs. L'exigence de probité s'est dissipée.»
Place à la guillotine
Place donc, à la guillotine. Bientôt plus d'ENA, comme l'a promis Emmanuel Macron en confiant une mission... à un énarque, Frédéric Thiriez, ex-patron de la ligue de football? « On nous reproche des cooptations, des privilèges, des passe-droits. Tout cela est vrai, reconnaissons-le. Alors traitons ce problème au lieu de jeter le savoir-faire administratif avec l'eau du bain. Un pays comme la France, où l'Etat est la référence, où le préfet est au coeur des départements, a besoin d'administrateurs de qualité formés pour ça», juge un énarque atypique, aujourd'hui ministre africain.
Et d'avertir: «L'ENA a été fondée comme l'école de l'intérêt général. Modifions son recrutement. Ouvrons-le. Pratiquons la discrimination positive. Mais ne commettons pas l'erreur de croire que l'Etat français peut se gérer, demain, comme une entreprise, ou comme une collectivité locale.» Et d'avertir: «Macron devrait avoir compris, maintenant, que la conduite du pays n'est pas une affaire de néophytes et d'amateurs.»