Le dictateur soviétique Joseph Djougachvili, dit «Staline», qui a fait exécuter un nombre incalculable de religieux et de croyants entre 1922 et 1953, ornera un mur intérieur de la gigantesque nouvelle cathédrale de l’armée russe. Vladimir Poutine, entouré des principaux dirigeants militaires et des services secrets russes actuels, devait aussi orner un mur de l’édifice, dont l’inauguration était prévue pour le 6 mai près de Moscou. Mais la «fuite» de photographies des mosaïques le 24 avril, sur le site MBK de l’oligarque, devenu dissident, Mikhaïl Khodorkovski, a déclenché une controverse suffisamment embarrassante pour que le président russe juge deux jours plus tard préférable de déclarer cet honneur «prématuré».

Cérémonie reportée

«Un jour, nos descendants reconnaissants apprécieront nos mérites, mais aujourd’hui il est trop tôt pour le faire», a rapporté son porte-parole Dmitri Peskov, citant sa réaction. Ironique ou pas, Vladimir Poutine se montre touché par la flagornerie, et suggère qu’il ambitionne d’être un jour l’objet d’un culte religieux.

La polémique reporte sine die l’inauguration de la «cathédrale principale des forces armées russes». Au grand dam du Ministère de la défense et du patriarcat de Moscou, qui voulaient y célébrer un office pour le 9 mai, date de la célébration officielle de la victoire soviétique sur l’armée hitlérienne, qu’on appelle en Russie «la Grande Guerre patriotique». Un grand portrait de Staline apparaît sur une représentation de parade militaire défilant pour la victoire de 1945. Vladimir Poutine et ses chefs militaires figurent au premier rang d’une foule célébrant l’annexion de la Crimée en 2014, sous le slogan «La Crimée est à nous!»

Lire aussi: Les Eglises orthodoxes, un monde en ébullition

L’idée de construire cette cathédrale appartient au ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, qui figure aussi près de Vladimir Poutine sur la mosaïque controversée. A son poste depuis 2012, il est l’une des rares figures politiques russes dont la popularité a grimpé ces dernières années. Il a commandé l’édifice, dont la hauteur (95 mètres) le classe parmi les trois plus hauts lieux de culte orthodoxes du monde. Ayant coûté près de 40 millions de francs, il est aussi l’un des plus onéreux. Sa surface (1976 m2) lui permettra d’accueillir jusqu’à 6000 fidèles.

La cathédrale se situe dans le parc de loisirs Patriot, utilisé par le Ministère de la défense pour faire la promotion de l’armée auprès de la population. De l’extérieur, l’édifice présente un style russo-byzantin, aux façades d’un gris-vert très militaire, coiffées de coupoles dorées rutilantes. La direction artistique du projet a été confiée à Vassili Nesterenko, un peintre très apprécié au Kremlin, où ses scènes de bataille – toujours des victoires – ornent les couloirs.

Lèche-bottes en épaulettes

Le patriarcat de Moscou a confirmé l’existence des mosaïques représentant Poutine et Staline. «Ce n’est pas un fake, cette composition de taille modeste figure bien à l’intérieur de la cathédrale», a indiqué le responsable du Conseil artistique du patriarcat, Leonid Kalinin, au quotidien RBC le 24 avril. «Elle représente des événements historiques, sur la base de faits documentés et sur décision du Conseil artistique. Les personnes représentées n’ont pas été consultées», précise le clerc.

L’alliance du sabre et du goupillon – pour paraphraser Clemenceau – ne surprend pas, mais irrite une partie des orthodoxes. Le diacre Andreï Kouraïev, l’un des critiques les plus acerbes du patriarche Kirill, estime que ce dernier a «depuis longtemps fait un choix – pour lui, seule compte sa réputation auprès des dirigeants des services de sécurité, du pouvoir et des professionnels du patriotisme. Et aux yeux de ces gens, plus il y a de Staline, mieux c’est.»

Lire également: Genève, capitale d’un jour de l’Eglise orthodoxe

Pour le sociologue spécialiste des religions Mikhaïl Jerebiatiev, s’exprimant sur le site Credo.press, «la présence de leaders actuels et de Staline est une référence claire aux archétypes soviétiques. Seul le patriarcat de Moscou y voit une tradition. Et le fait que seul le Conseil artistique du patriarcat en a décidé montre que le stalinisme fait désormais partie du dogme.»

L’historien Nikolaï Svanidze y voit un «précédent intéressant, qui va se répéter. Parce que le nombre de lèche-bottes en épaulettes, en soutane, en épaulettes dissimulées sous la soutane [référence aux popes recrutés par le KGB] est énorme. Bien sûr, ces gens désirent plaire, quel que soit le chef, c’est dans la tradition de notre Etat.»

Poutinisme 3.0

Juste après que Vladimir Poutine a fait savoir qu’il trouvait l’honneur prématuré, le clergé orthodoxe a changé son fusil d’épaule. L’épiscope Klinski Stefan (responsable des relations entre le patriarcat et l’armée) a voulu faire croire que le démontage de la mosaïque représentant Vladimir Poutine se déroulait dans un atelier d’artiste et non dans la cathédrale. Mais des photographies en plan large du démontage ne laissent planer aucun doute sur la volte-face.

Vu de loin, stalinisme et orthodoxie paraissent des paradigmes irréconciliables. Pourtant, un syncrétisme s’est progressivement formé au cours des vingt ans de règne de Vladimir Poutine. Exemple parmi d’autres, l’intangible leader du Parti communiste russe depuis trente ans Guennadi Ziouganov est désormais un orthodoxe pieux, il récite des odes à Staline et s’efforce d’incarner l’opposition la plus loyale possible au maître du Kremlin. Toutes les représentations traditionnelles du culte de l’autorité, de la puissance sont adroitement regroupées par les cerveaux de l’administration présidentielle pour servir les intérêts de Vladimir Poutine.

Lire aussi: Le patriarche de Russie adoube Staline

La personnification du pouvoir est distillée ponctuellement, tantôt par un président du parlement, tantôt par un présentateur vedette de la télévision, tantôt par le patriarche. Chacun répète le dogme: «Pas de Russie sans Poutine.» Ce dernier fait remanier la Constitution pour pouvoir régner jusqu’en 2036. La tentative d’auto-sanctification du régime dans les murs de la nouvelle cathédrale dénote, quant à elle, un penchant de plus en plus affirmé de l’élite pour le monarchisme.