■ Comment parler de l’élection présidentielle française sans retomber, toujours, dans le spectacle politique scandé par les affaires? Comment raconter la France en s’efforçant de cerner les défis du prochain quinquennat?

■ Dans cette séries de reportages, nous avons fait le choix de regarder vers demain. En posant les questions qui sous-tendent, vu de Suisse, la transformation possible du pays dans les cinq prochaines années. Notre exploration du pays se fait en partenariat avec les journaux locaux.


Trois lettres et un coq. Aux contours plutôt géométriques. A Montpellier, l’avenir de l’économie locale se conjugue aujourd’hui en sigles et en logos. Le premier est celui du BIC, acronyme anglais du «Business Innovation Center», l’incubateur de start-up hébergé dans deux bâtiments municipaux de la proche périphérie aux noms de science-fiction: Cap Omega, et Cap Alpha. Le second, vaillant chef de basse-cour, s’ébroue en majesté sur la façade vitrée de l’ancienne mairie, et sur le tramway qui sillonne la ville.

Le coq montpelliérain est celui de la «Sunny French Tech», déclinaison locale du label numérique tricolore, lancé au début du quinquennat de François Hollande. La «French Tech», campagne de publicité mondialisée pour l’innovation à la française, a pour objectif d’attirer ici entrepreneurs et investisseurs du numérique: «Ce n’est pas la Silicon Valley. Nous sommes encore des nains, rigole Frédéric Salles, copatron de Matooma, l’une des start-up les plus en vue de la région, fière de disposer depuis peu d’une antenne à New York, et d’une autre à Londres. Mais ce qui se passe à Montpellier est prometteur. Cette France-là est mondialisée dans le bon sens du terme.»

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Matooma, cap sur le Léman

La génération numérique montpelliéraine, comme ailleurs, parle en langage codé, truffé d’anglicismes et de néologismes. Biberonnés aux «smart-technologies», les locataires du BIC pourraient passer des heures à décrire les applications sur lesquelles ils travaillent, sous la houlette de Philippe Boulet, responsable de l’innovation à la municipalité et bras droit de l’adjointe chargée du dossier: Chantal Marion. Rendez-vous est pris à Cap Oméga, où les «coaches» de la mairie épaulent les jeunes entrepreneurs qui, pour un loyer modique, peuvent passer ici jusqu’à trois ou quatre ans afin de donner naissance à leurs projets.

L’un propose de gérer, à partir de son téléphone portable, l’approvisionnement d’une maison ou d’une ville en énergie renouvelable. L’autre travaille sur des jeux vidéo nouvelle génération. Le futur «French Tech Hub», dans le bâtiment de l’ancienne mairie, à deux pas de l’historique place de la Comédie, a été baptisé «Totem». Et il affiche déjà complet. Laurent Biasetti met la dernière main aux salons d’accueil du rez-de-chaussée, en vue de l’inauguration officielle des lieux le 19 avril. «L’idée est d’avoir ici une vitrine, explique-t-il entre deux ouvriers affairés à faire passer des câbles dans les faux plafonds. Avoir un espace événementiel digne de ce nom est indispensable pour les «pitchs» (les présentations de projets devant les investisseurs, en quelques minutes). En particulier vis-à-vis des capital-risqueurs.»

Ce n’est pas la Silicon Valley. On est encore des nains. Mais ce qui se passe à Montpellier est prometteur. Cette France-là est mondialisée dans le bon sens du terme.

Frédéric Salles, PDG de Matooma

Matooma, née à Montpellier, est la start-up modèle. Pour la trouver, direction l’aéroport et un bâtiment flambant neuf construit à proximité: le Liner. Murs blancs, mobilier design de couleur rouge. La Méditerranée est à quelques stations de tram. Natalia, commerciale de cette entreprise née ici, est une habituée de la Suisse romande. Motif? La qualité des services offerts par cette start-up dans le domaine des objets connectés.

Ses cartes Sim multiréseaux permettent de passer d’un opérateur de télécommunications à l’autre, national ou étranger, sans rupture de signal. Elles lui valent depuis quelques années un beau succès avec les sociétés de gardiennage du bassin lémanique, frontalier de la France. Beaucoup d’alarmes genevoises utilisent la technologie Matooma. Genève-Montpellier: deux écosystèmes si différents? «J’ai plutôt l’impression que nous sommes très complémentaires, explique la jeune femme. Par rapport aux coûts suisses, et à certaines rigidités de votre système, la France peut offrir des alternatives. Nous savons à la fois innover et nous montrer flexibles.»

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Tout le dilemme numérique français peut se résumer à travers l’exemple de Matooma. D’un côté, l’ingéniosité et la capacité, grâce au soutien des pouvoirs publics, à accoucher d’un projet commercialement viable. De l’autre, des patrons-fondateurs capables de surmonter les obstacles souvent fatals, financiers ou… bureaucratiques.

Frédéric Salles et John William Aldon nous accueillent dans leur grand bureau ensoleillé, ponctué d’une belle terrasse. En contrebas, une petite communauté de Roms vient de garer bruyamment ses caravanes, causant pas mal d’émois. Retour aux start-up. Notre passage au BIC nous a appris que pas mal de jeunes entrepreneurs français se plaignent de ne pas trouver, après les trois-quatre premières années d’incubation, un terreau financier suffisamment fertile. Le capital-risque à la française serait trop sélectif, pas assez audacieux, trop pingre.

Sunny, comme la Californie

«Vrai et faux, explique le duo patronal de Matooma. Le vrai, c’est que beaucoup de start-up n’ont pas d’autres solutions que d’être rachetées. Le faux, c’est que les bonnes idées trouvent toujours preneurs. Après, c’est une question de stratégie et de tempérament. Si l’on veut ancrer l’innovation ici, les rachats ne sont pas la bonne option.» L’exemple le plus souvent cité, à Montpellier, est celui de Teads, une jeune pousse tricolore spécialisée dans la vidéo en ligne rachetée le 20 mars par le magnat des télécommunications – et résident suisse – Patrick Drahi pour 285 millions d’euros. Gil Lorfèvre suit les questions économiques au quotidien Midi Libre: «Au dernier show numérique de Las Vegas, les start-up occitannes s’étaient déplacées en force. Tant mieux. L’innovation convient bien à Montpellier.»

D’autres villes, en France, brandissent l’étendard de la «French Tech». A commencer par Paris, où le milliardaire Xavier Niel, propriétaire de Free et de l’opérateur helvétique Salt, inaugurera fin juin l’incubateur géant Station F. La préfecture de l’Hérault a néanmoins deux avantages: son positionnement géographique et sa détermination politique au service de l’innovation, plus ancienne que celles des autres métropoles. Explication: «La Californie n’aurait sans doute pas eu la Silicon Valley sans le soleil et sa capacité à attirer les talents. Beaucoup de Parisiens sont prêts à diviser leurs salaires pour s’établir ici», juge Colin Lalouette, fondateur de la start-up «Appvizer», un comparateur de logiciels en ligne.

A trois heures de TGV de Paris, beaucoup sont prêts à faire des sacrifices de salaires pour venir ici.

Colin Lalouette, Appvizer

Le maire de Montpellier, Philippe Saurel, un ex-socialiste devenu fervent supporter d’Emmanuel Macron, complète le tableau: «Nous avons une chance qui devrait faire réfléchir le reste de la France à l’heure de la désindustrialisation. Ici, nous n’avons jamais eu d’industries importantes. Il y a l’agriculture, le vin, la mer… et les nouvelles technologies. On ne vit pas dans la nostalgie d’un âge industriel révolu. On n’est pas pieds et poings liés à Airbus, comme c’est le cas à Toulouse. On n’a pas d’autre choix que de se réinventer.»

Politique et numérique

Le tableau est évidemment trop idyllique. Il suffit d’interroger les Montpelliérains, lassés des vagabonds qui squattent le centre-ville et inquiets de voir des commerces historiques menacés de liquidation – comme la grande librairie Sauramps, à la recherche d’un repreneur en plein cœur de la ville – pour comprendre que les incubateurs n’ont pas changé la donne économique d’une région durement frappée par le chômage. N’empêche. Philippe Saurel, chirurgien-dentiste de formation et disciple du maire historique Georges Frêches, nuance ce tableau inquiet. «Il faut voir l’enjeu de la recomposition politique en France, à Paris comme dans les régions, aussi sous l’angle économique. Le clivage gauche-droite a sclérosé beaucoup de ministères et d’administrations. La continuité de nombreux projets n’a pas pu être assurée d’un quinquennat à l’autre.» Son credo? Une plus grande responsabilisation des métropoles.

Montpellier s’y prépare. Un conseil d’agglomération des 31 communes de sa périphérie a été créé. Chaque maire dispose d’un droit de veto. «On oublie toujours en France les vertus d’une vraie décentralisation», poursuit le maire, qui a surpris son monde en triomphant, aux municipales de mars 2014, à la tête d’une liste «ni droite ni gauche». Recette populiste héritée de l’imprévisible et tyrannique tribun socialiste Georges Frêche, à qui François Mitterrand ne voulut, dit-on, jamais confier un ministère? «Les changements, dans l’écosystème Français, interviendront aussi lorsque les ordres cesseront de tomber d’en haut, c’est-à-dire de Paris», complète l’adjointe chargée de l’innovation, Chantal Marion, ex-enseignante à la faculté de pharmacie de Montpellier.

Tentation de la «licorne»

La présidence Hollande a accouché de la «French Tech», mélange de communication et de subventions publiques, déversées notamment par BPI France, la banque d’investissement de l’Etat. Quid du prochain quinquennat? Sans surprise parmi ce public jeune et digital, le nom d’Emmanuel Macron est le plus souvent cité. Sauf que le leadership politique n’est qu’un élément du poulailler numérique tricolore. Aurélien est l’un des pensionnaires du BIC, à Cap Omega. Il a débarqué en bermuda dans le local paré du coq de la French Tech, pour nous briefer sur sa technologie de visualisation en 3D. «Il manque encore à la France le cercle vertueux qui relie entre eux les chercheurs, les entrepreneurs et les investisseurs. L’idée dominante reste que les start-up sont fragiles et mortelles. Les mentalités évoluent, mais il nous manque encore cette tentation de la «licorne» (les start-up devenues géantes) qui transforme les Etats-Unis. On dit qu’impossible n’est pas français. Souvent, on bute sur l’impression inverse.»

Une rame de tram s’arrête devant l’historique gare Saint-Roch. En fin d’année, une nouvelle gare TGV sera inaugurée. La manne financière de l’Etat Français aime le rail. Sur le flanc du tram, le coq de la French Tech paraît dressé sur ses ergots. Au nouveau locataire de l’Elysée de savoir le faire chanter.


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Wardenlight, pépite suisse et occitane

Cet atelier graphique créé par deux jeunes Romands travaille depuis Montpellier pour les géants de Hollywood

Bastien Grivet aime Montpellier. Et pas seulement pour le soutien que la municipalité française apporte à ses start-up: «Nous avons tout ce qu’il faut pour créer, ici. Le soleil, un cadre de vie super, une très bonne cuisine…» Dessinateur, graphiste et musicien compositeur, Bastien est genevois. Sa compagne et associée, Jessica, a grandi de son côté dans le Canton de Vaud, à Puidoux, où son père est artiste. Les deux jeunes Suisses font un peu bande à part dans la communauté numérique locale, après être passés par Cap Oméga, l’incubateur montpelliérain. «On y a vite compris que notre projet, très particulier, peinait à passer sous les fourches caudines de l’administration française. Mais nous avons, en quelques mois, beaucoup appris. C’est à la France qu’on doit d’être devenus entrepreneurs.»

Refuge créatif

Le studio graphique de Bastien et Jessica est désormais hébergé dans la maison qu’ils viennent d’acheter, à une vingtaine de kilomètres de Montpellier. Wardenlight Studio, c’est son nom, est régulièrement cité au générique de grands jeux vidéo tels Call of Duty ou Black Ops, et même à celui de Star Trek, la superproduction hollywoodienne de science-fiction. Sony Pictures, Activision et Warner Bros comptent parmi leurs clients.

Sur la base des premières ébauches de scénarios, les deux artistes suisses créent les paysages, ambiances, et parfois des personnages qui, ensuite, trouveront leur place à l’écran. Montpellier, refuge créatif? «Je dis oui pour le plaisir que nous éprouvons à vivre ici, nuance Jessica, 26 ans, aux manettes de l’administration de la SA (société anonyme) qu’ils ont récemment créée. Côté paperasse et fiscalité en revanche, la France est un peu cauchemardesque. Au début, je n’ai trouvé personne pour nous expliquer ce que nous devions payer comme taxes. Et pourquoi.»

Les deux jeunes Romands ont la cote parmi les jeunes entrepreneurs du numérique de la «Sunny French Tech». «Ils sont très créatifs et communicatifs, exactement ce qu’il faut pour attirer plus de talents ici», sourit Yoan Fanise, patron de Digixart, auparavant concepteur de jeux vidéo pour le géant français du secteur, Ubisoft. Prochaine étape: importer dans le Roussillon, dans la ville médiévale de Sommières (Gard), l’Art Weekend, une manifestation ouverte à plus de 80 créateurs qu’ils ont déjà organisée par deux fois en Suisse. Une collecte de fonds pour l’organisation est en cours. Ils rêvent d’accueillir comme marraine l’ancienne ministre française du numérique Fleur Pellerin, aujourd’hui à la tête du fonds d’investissement Korelya, basé entre Paris et Séoul (Corée du Sud) et doté de 150 millions d’euros.