Passée en quelques semaines de mère au foyer à égérie de la révolution biélorusse, Svetlana Tikhanovskaïa, 38 ans, le confesse: son combat pour l’organisation d’élections libres dans son pays est lourd à porter. Parfois, elle songe même à rentrer et à se faire arrêter pour ne plus avoir à «résoudre ces problèmes qui semblent insolubles». Le Temps l’a rencontrée à Vilnius, où elle s’est réfugiée au lendemain de la victoire controversée d’Alexandre Loukachenko en août. Alors que les manifestations ont été brutalement réprimées par la police au point de presque disparaître et que le régime conserve l’appui de Moscou, Svetlana Tikhanovskaïa en appelle à l’aide de la communauté internationale – sans aller jusqu’à l’intervention directe – pour faire respecter les droits de l’homme. Elle insiste aussi sur le levier du sport, citant en exemple la récente controverse entourant le Fribourgeois René Fasel, président de la Fédération internationale de hockey sur glace, et l’annulation des Mondiaux prévus en Biélorussie. C’est avec ce message qu’elle se rendra en mars en Suisse, dont une ressortissante, Natallia Hersche, reste détenue à Minsk.

Le Temps: Quel sera l’objet de votre visite en Suisse?

Svetlana Tikhanovskaïa: Sous réserve que les restrictions liées au coronavirus le permettent, j’aimerais rencontrer le nouveau président du parlement, Andreas Aebi, qui est venu à Vilnius l’automne dernier [en compagnie de sa prédécesseure Isabelle Moret, ndlr], pour aborder la question des droits de l’homme en Biélorussie, mais aussi la situation de Natallia Hersche. Nous souhaitons discuter avec les autorités suisses de la meilleure façon d’aider à obtenir sa libération, et celle des plus de 250 prisonniers politiques. Nous souhaiterions aussi qu’une enquête sur les avoirs cachés et les schémas de corruption d’Alexandre Loukachenko soit lancée en Suisse.

L’appel de Natallia Hersche, condamnée à 2 ans et demi de prison pour avoir arraché le masque d’un policier pendant une manifestation à Minsk, vient d’être rejeté. Qu’en pensez-vous?

C’est un cas dramatique et inhabituel. Loukachenko utilise depuis longtemps les prisonniers politiques comme monnaie d’échange, d’autant plus s’ils sont étrangers. C’est ce qui s’est passé, à mon avis, avec Vitali Shkliarov, un citoyen américain libéré il y a quelques mois en échange d’un appel avec Mike Pompeo. J’ai parlé avec le mari et le frère de Natallia Hersche, ils sont très inquiets. Je ne comprends pas pourquoi Alexandre Loukachenko ne la libère pas. Peut-être veut-il obtenir quelque chose de la Suisse, ou en faire un exemple pour montrer sa force?

Le Conseil des droits de l’homme sera en session à partir de lundi à Genève. Allez-vous rencontrer la haut-commissaire aux droits de l’homme Michelle Bachelet?

Je l’espère, car nous aimerions parler de la mise en place d’instruments qui permettraient de restaurer la justice en Biélorussie, y compris une investigation internationale sur les crimes commis dans le pays ces derniers mois. Le Conseil va d’ailleurs dévoiler la semaine prochaine un rapport sur ce qui se passe en Biélorussie. C’est très important pour nous, car nous ne voulons pas d’impunité.

L’opposition a obtenu une victoire diplomatique, en janvier, avec le retrait de la coupe du monde de hockey sur glace, qui ne se tiendra finalement pas à Minsk. Le sport est-il un angle d’attaque efficace?

Absolument. Les sportifs biélorusses ont créé une initiative, Sos_by, qui est à mon avis l’une des plus réussies, et ce sont eux qui ont obtenu cette victoire. Ils ont des objectifs concrets, ils ont été capables de convaincre de grandes entreprises de leur venir en aide. Les sportifs sont très unis, je suis très admirative de leur capacité à mobiliser aussi les athlètes d’autres pays, par exemple pour défendre Alexei Kudin, parti en Russie. C’est un boxeur, une vraie armoire à glace, qui a défendu des femmes contre cinq policiers pendant les manifestations. Il risque maintenant de se retrouver en prison pour de nombreuses années. Le sport a toujours été très important pour Alexandre Loukachenko. Y toucher, c’est donc le frapper très fort. Il préside d’ailleurs lui-même le Comité olympique biélorusse. Evidemment, si je pouvais soutenir les efforts de Sos_by en rencontrant des représentants du Comité international olympique à Lausanne, j’en serais très heureuse.

René Fasel a justifié sa rencontre avec Loukachenko en disant qu’il était aussi en contact avec l’opposition, ce qui est faux

La visite à Minsk de René Fasel, en janvier, a choqué les Biélorusses. Qu’en avez-vous pensé?

René Fasel et Alexandre Loukachenko sont amis de longue date, et je comprends que c’était une position très inconfortable pour lui. Il a justifié cette rencontre et cette accolade en disant qu’il était aussi en contact avec l’opposition, ce qui est faux.

Le championnat de hockey sur glace a été annulé très vite grâce à l’intervention d’entreprises privées, alors que la voie diplomatique prend beaucoup de temps.

Cette campagne contre le championnat, c’est la démonstration que tous les acteurs peuvent s’impliquer, même s’ils risquent de perdre de l’argent. Elle est la preuve que la défense des droits de l’homme peut l’emporter sur d’autres considérations, qu’ils ne sont pas négociables. J’encourage toutes les entreprises qui le peuvent, ou qui travaillent avec le régime biélorusse, à utiliser leur influence pour améliorer la situation sur place, en forçant les entreprises publiques à respecter les droits des travailleurs.

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Où en est la révolution aujourd’hui?

Je dois bien l’admettre, nous avons perdu la rue, nous n’avons pas de moyen de combattre la violence du régime contre les manifestants – ils ont les armes, ils ont la force, donc oui, pour le moment il semble que nous ayons perdu. Je sais que les Biélorusses sont fatigués, qu’ils ont peur. Mais nous construisons aujourd’hui les structures pour les luttes de demain. Nous travaillons à lier les différentes initiatives d’opposition qui ont émergé un peu partout: les médecins, les enseignants, les forces de police… Notre stratégie, c’est de mieux nous organiser, de mettre le régime sous pression constante, jusqu’au moment où les gens seront à nouveau prêts à redescendre dans la rue, peut-être au printemps.

Je reviens de Minsk, où j’ai demandé à des manifestants quelle question ils aimeraient vous poser. L’un d’eux vous demande, alors que tous les moyens légaux ont été épuisés sans succès, s’il faut maintenant avoir recours à des moyens illégaux pour combattre le régime?

Que signifie la légalité, en Biélorussie? Tout est illégal aujourd’hui. C’est très difficile pour moi de donner des conseils aux gens qui sont sous le contrôle permanent des services de renseignement. Est-ce que je peux dire: «Agissez illégalement mais en toute sécurité»? Je n’ai pas la réponse. Je sais que certaines personnes veulent une action plus radicale, et je comprends que la sphère de la légalité soit tellement ténue qu’il y ait un désir de la briser. Je n’ai aucun droit, je crois, à donner des conseils. Je sais que je dois communiquer davantage avec les Biélorusses, mais je sais aussi la responsabilité qui accompagne mes paroles, et je ne peux pas leur demander de faire ceci ou cela, parce que je sais qu’ils m’écoutent. Je suis responsable de ce qui peut leur arriver. Je suis incapable de demander aux Biélorusses de se mettre en danger, et c’est peut-être le signe que je ne suis pas un leader.

J’ai lutté avec moi-même durant toute la révolution, et jamais je n’ai trouvé la force de leur dire: «Allez manifester», même si je soutiens tous ceux qui le font. Je me demande toujours si c’est par lâcheté ou par sagesse. Une femme m’a écrit, un jour, pour me dire qu’elle était heureuse de se réveiller le matin près de son mari, d’embrasser ses enfants, et de ne pas avoir à penser aux milliers de personnes arrêtées, parce que la révolution avait pris une autre femme. Cela m’a beaucoup touchée. Mais je ne peux pas surestimer ma contribution à la révolution. N’importe quelle personne qui agit en Biélorussie en fait bien plus que moi qui suis en sécurité en Lituanie.

Vous avez commencé cette révolution en pensant qu’en six mois tout serait fini. Mais elle risque de durer plusieurs années.

Oui, le retour à la démocratie va prendre plus de temps que prévu. En Biélorussie, les gens veulent voir la lumière au bout du tunnel, penser au jour où, enfin, tout ira bien. Et parce qu’ils comptaient sur une résolution rapide, ils attendent maintenant un plan fantastique, un messie qui leur dira: «Demain nous descendrons dans la rue, et après-demain Loukachenko partira.» Mais un tel plan n’existe pas, personne ne peut prévoir ce qui va se passer. Je pense qu’il est temps maintenant de réfléchir avec le peuple à une vision pour le futur. Peut-être que les gens pensent que quand nous aurons gagné, tout ira bien. En réalité, nous allons traverser une période très difficile. Nous y travaillons déjà, mais nous devons parler aux gens – ils se sont réveillés, quelque chose dans leur esprit a changé, ils ne seront plus jamais les esclaves du régime. Nous allons devoir apprendre à vivre en démocratie, nous allons devoir la construire ensemble, apprendre à nous connaître et nous comprendre.

Pensez-vous mettre bientôt fin à votre exil?

Il ne se passe pas une journée sans que je pense à rentrer en Biélorussie. Evidemment, j’aimerais le faire en toute sécurité, idéalement parce que la situation a changé, ou peut-être avec l’aide des dirigeants européens. Mais je dois admettre que parfois, lutter devient tellement difficile, la pression devient tellement forte, que je traverse des moments de désespoir. Parfois, il me semble que je ferais mieux de rentrer en Biélorussie et de les laisser me mettre en prison, alors je n’aurais plus à assumer ces lourdes responsabilités, à consentir à ces sacrifices, à essayer de résoudre ces problèmes qui semblent insolubles. Oui, cela arrive parfois. Mais vous vous rendez vite compte que vous ne pouvez pas faire cela quand vous êtes un symbole, un leader national, vous ne pouvez tout simplement pas abandonner. Alors vous vous isolez quelques minutes pour pleurer.

En Russie, il y a des manifestations, en Biélorussie, il y a une révolution

La Russie, sous l’impulsion d’Alexeï Navalny, a connu une vague de manifestations. La situation est-elle comparable à ce qui se passe en Biélorussie? Les deux mouvements d’opposition pourraient-ils coopérer?

Les deux mouvements ne se ressemblent qu’extérieurement: des gens descendent dans la rue et sont brutalement arrêtés par la police. Je pense que c’est la principale – sinon la seule – similitude. L’objectif et le contexte de ces manifestations sont différents. En Russie, ce sont des rassemblements contre la corruption. Alexeï Navalny est un politicien qui a une longue carrière. Dans notre pays, nous voulons des élections libres. Je ne pense pas que nous devrions coopérer. Contrairement à la Biélorussie, en Russie, ils n’ont pas encore atteint le point de non-retour, rien d’extraordinaire ne s’est encore produit, il y a encore de la marge pour que le mouvement mûrisse et progresse. En Russie, il y a des manifestations, en Biélorussie, il y a une révolution. Même si je n’aime pas la connotation violente de ce mot – donc, dans notre cas, une révolution pacifique.

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N’est-ce pas une utopie?

Peut-être que choisir la voie pacifique semble utopique, mais j’espère vraiment que nous avons une chance de l’emporter de cette façon. Mais qui sait ce qui peut se produire? Un nouveau leader peut apparaître, appeler à des actions violentes. Pour moi, cela n’est absolument pas une option, je ne serai jamais la cheffe de file d’une opposition plus radicale.

Quel rôle jouez-vous au sein de l’opposition aujourd’hui?

Puisque j’ai le mandat du peuple pour les représenter et que la révolution a besoin d’un visage, je suis ce visage. Je ne parle pas seulement d’image: je représente aussi l’unité du mouvement, qui est cruciale. Les Biélorusses ont besoin d’être unis, et je veille à ce qu’aucune ambition personnelle ne vienne mettre en danger notre combat. De nombreuses initiatives et de nouveaux leaders sont apparus, ce qui est merveilleux, les choses bougent, mais la division signerait la destruction de l’opposition. Je suis un peu comme une mère poule qui rassemble ses poussins, pour que nous regardions tous dans la même direction. Et bien sûr, mon rôle est d’expliquer aux dirigeants internationaux la situation en Biélorussie, les conditions de détention des prisonniers politiques, la situation préoccupante des droits de l’homme. C’est facile de détourner les yeux et de ne rien faire, surtout que nous n’avons plus les belles images des manifestations pour mobiliser médias et politiciens. Nous avons besoin de tout le soutien possible, de tous les pays. Mais sans intervention directe, cette révolution est une affaire uniquement biélorusse.

Avez-vous amorcé un dialogue avec Alexandre Loukachenko ou Vladimir Poutine?

Nous ne sommes pas en contact avec le Kremlin, et bien sûr je regrette que Vladimir Poutine ait choisi de soutenir Alexandre Loukachenko et non le peuple biélorusse. Aucun dialogue n’a été amorcé avec le régime – je pense que ce n’est que quand il sera au pied du mur qu’Alexandre Loukachenko commencera les négociations. Et je crains qu’il ne laisse derrière lui que des ruines.


Questionnaire de Proust

Votre mot préféré en biélorusse? бабуля («babulia», grand-mère).

Votre personnalité préférée? Je voudrais être aussi forte de Margaret Thatcher, mais c’est la princesse Diana que j’admire.

Votre média social préféré? Instagram, mais je viens tout juste de m’inscrire sur Clubhouse, dont j’ai entendu beaucoup de bien.

Votre plus grand regret? Je sais que j’ai fait des erreurs, mais je n’ai aucun regret.

Votre plus grand espoir? Qu’il n’y ait plus de victimes du régime.

Ce qui vous manque de la Biélorussie? Mon mari, en permanence, et mes amis.

La dernière fois que vous avez ri? En regardant une vidéo de la Fondation «A country to live in» sur l’Assemblée du peuple biélorusse organisée par Loukachenko.

Votre livre de chevet? Je n’ai plus le temps de me plonger dans un roman, mais je ne peux pas m’endormir sans lecture, donc je lis tous les soirs des nouvelles courtes via une app.

Où serez-vous dans un an? «Si tu veux faire rire Dieu, parle-lui de tes projets.»

Qu’est-ce qui vous met toujours de bonne humeur? Mes enfants!

Le meilleur conseil que vous pourriez donner? Croyez en vous.

Quand vous ne pensez pas à la politique, à quoi pensez-vous? En ce moment, n’importe quelle pensée – même des vacances avec mon mari – est liée à la situation politique.


Bio express

1982 Naissance à Mikachevitchy, dans la région de Brest.

2005 Professeure d’anglais et traductrice, elle épouse Sergueï Tikhanovski avec lequel elle aura un garçon et une fille.

2019 Devenu blogueur et activiste, son mari lance une chaîne YouTube pour dénoncer la corruption du régime.

2020 Après l’arrestation de Sergueï, elle se présente à sa place à l’élection présidentielle dont les résultats seront jugés frauduleux par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe.

2021 Depuis son exil en Lituanie en compagnie de ses enfants, elle continue de coordonner les efforts de l’opposition biélorusse.