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Thomas Büchi, maître charpentier genevois: «Face à Notre-Dame, mon cœur saigne...»

Thomas Büchi raconte sa découverte du chef-d’œuvre de technicité qu’est la flèche de Notre-Dame. Il détaille sa fabrication et les défis de la reconstruction, et il déplore: «Huit siècles d’histoire de mon métier sont partis en fumée!»

Thomas Büchi, à l'intérieur du Globe de la science et de l'innovation, au CERN. — © Guillaume Megevand pour Le Temps
Thomas Büchi, à l'intérieur du Globe de la science et de l'innovation, au CERN. — © Guillaume Megevand pour Le Temps

«Mon cœur de maître charpentier saigne trop, huit siècles d’histoire de mon si beau métier partis en fumée!» Le cri est lancé par Thomas Büchi, artisan charpentier genevois. Son bureau a notamment construit le refuge du Goûter, dans le massif du Mont-Blanc, à 3835 mètres d’altitude, et le Palais de l’équilibre, devenu le Globe de la science et de l’innovation, au CERN.

L’incendie  entre lundi et mardi, en images.

Notre-Dame brûle et l’artisan est dévasté. Il y a plus de trente-cinq ans, son apprentissage terminé, il a pu, grâce à la complicité d’un Compagnon du Devoir de liberté, visiter le monument aujourd’hui disparu. «La flèche, sublime, ultime chef-d’œuvre, tracée par Henri Georges, de son nom de Compagnon: Angevin, l’enfant du génie!»

En vidéo: histoire d’une charpente d’exception

«Voir la charpente était mon rêve absolu»

Par téléphone, l’émotion reste forte, ce mardi matin. L’entrepreneur se lance dans le récit désespéré de la perte de ce qu’il décrit comme le cœur de sa vie de charpentier. «Cette visite m’a marqué à tout jamais. Je n’aurais pas fait ce métier si je ne m’étais pas arrêté trois jours à Paris avant de partir pour un long voyage en Inde», avance-t-il. «J’avais 25 ans et je visitais la tour nord, la seule accessible aux touristes. Il y avait déjà des travaux à cette époque. Pendant la visite, j’ai vu un compagnon couvreur. Je me suis ouvert à lui en lui disant que voir la charpente était mon rêve absolu. Il m’a alors testé en me parlant de l’architecte qui a conçu la flèche, Viollet-le-Duc. Je lui ai rétorqué que le charpentier était Henri Georges, que c’était l’Angevin qui avait fait le tracé en trois dimensions de la flèche de 96 mètres pour laquelle Viollet-le-Duc avait été mandaté par Prosper Mérimée. Il m’a alors fait entrer dans le temple de la charpenterie. Je me suis placé sous la «forêt». J’ai alors découvert le grand chef-d’œuvre de la charpente au XIXe siècle. J’ai vu l’emblème de la Maison des Compagnons, gravé au bas de la flèche, au départ de l’escalier hélicoïdal. Le compas posé sur une équerre pour signifier que l’esprit domine la matière. J’ai pleuré d’émotion. Le couvreur est allé chercher des charpentiers qui travaillaient également sur le chantier. En découvrant qu’un jeune collègue venu de Genève était là, ils ont ouvert une bouteille de rouge. Un vin dont je me souviendrai toute ma vie.»

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1500 chênes trempés pendant 25 ans

Depuis cette découverte séminale, le Genevois a compilé un savoir sans pareil sur le chef-d’œuvre de Notre-Dame. «J’ai lu tous les ouvrages des Compagnons, reprend-il. L’archidiacre de Paris a décidé de la construction d’une église en 1163. Elle est implantée sur les ruines d’un temple. Il y a, à cet emplacement, des courants telluriques qui convergent en l’île de la Cité. En 1200, les artisans ont commencé à couper les arbres nécessaires à la charpente: 1500 chênes, coupés en hiver, à la lune descendante pour qu’ils soient le plus résistants possible. Une forêt entière de l’Ile-de-France y a été consacrée. Pendant un an et demi, ils ont été posés la couronne en direction du nord, face aux flux énergétiques, selon les principes du réseau Hartmann [règle issue notamment de la radiesthésie]. Ils ont ensuite été placés vingt-cinq ans dans des marécages. Puis ils ont été sciés. Cette opération est plus facile lorsqu’ils sont humides. Les arbres étaient donc prêts en 1250, un siècle après le début des travaux. Ce sont donc quatre générations qui se sont succédé, uniquement pour la charpente.»

«Le résultat est une merveille de technicité. Les assemblages sont stupéfiants de précision. Huit siècles après l’édification, impossible de glisser ne serait-ce qu’une feuille à cigarette entre les éléments. Et le traitement du bois a été d’une grande efficacité. Aucun champignon n’est venu l’attaquer, en huit cents ans!»

La poussière fait se propager le feu

Jusqu’à ce 15 avril 2019, la «forêt» de 1250 était toujours là. La quasi-totalité des pièces originales avaient tenu. Faut-il dès lors reconstruire? Et comment? «Ma religion n’est pas faite», répond le maître charpentier. «Il y aura des voix pour dire qu’il ne faut pas rebâtir le tout en bois, vu que cela brûle. Alors que l’on peut bien évidemment protéger ces structures avec des sprinklers. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi un tel système n’avait pas été installé à Notre-Dame. Les risques d’embrasement sont liés à la poussière. Si on ne les nettoie pas régulièrement, la poussière s’accumule sur les anciennes charpentes. C’est cela qui fait se propager le feu. C’est certainement ce qu’il s’est passé à Paris.»

Faut-il refaire la cathédrale à l’identique, ou oser l’équivalent de la pyramide du Louvre, une charpente moderne? «A l’identique, on n’y arrivera jamais. Oser une charpente moderne, avec les techniques d’aujourd’hui, pourquoi pas? En 2019, on ne construit pas comme en 1250. Pour ne pas perdre le savoir développé par les maîtres, on utilise et on revalorise de toute manière les assemblages qu’ils pratiquaient. Utiliser du bois massif, comme celui qui a brûlé, sera très difficile. Il n’aura simplement pas le temps de sécher. Et le bois vert n’a pas la même résistance. Même si l’abattre en hiver, en lune descendante, est bien entendu toujours possible. C’est déjà beaucoup.»

Dès lors, une question de temps

La reconstruction ne se fait pour l’heure que dans les têtes. Combien de temps sera nécessaire pour la concrétiser? «L’argent nécessaire sera vite mobilisé, je ne me fais pas de souci. Un temps d’étude sera nécessaire pour tester la solidité de la structure en pierre. Un temps de débat sera ensuite nécessaire pour déterminer s’il faut reconstruire une flèche ou pas. Enfin, entre quatre et cinq ans de travaux seront nécessaires pour la charpente, voire la flèche. Il faudra beaucoup d’abnégation, de passion, de persévérance pour reconstruire ce merveilleux édifice», prévient le maître charpentier.

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