Pendant ce temps, la fusée Zelensky a décollé. Agé de 41 ans, le comédien est sans conteste la plus grande star de la télé ukrainienne. Originaire de la grande ville sidérurgique de Kryvyh Rih (sud-est), bastion d’Arcelor Mittal, il a grandi dans une famille russophone (et juive) avant de créer à la fin des années 1990 Kvartal 95, une troupe de café-théâtre qui a fait une razzia sur les plus grands championnats d’humour de l’ex-URSS, les KVN, très en vogue à l’époque.
La voix chaude et cuivrée de Volodymyr Zelensky est connue de Saint-Pétersbourg à Erevan, de Kiev à Haïfa, toutes les villes où une forme de joute verbale spécifique à la langue russe a essaimé. En 2003, l’acteur débarque à Kiev avec sa bande et anime les soirées sur le petit écran avec son show d’humour et de variété Vetcherny Kvartal (Quartier du soir), qui restera plusieurs années le programme le plus regardé d’Ukraine.
En 2015, après la révolution de Maïdan, les scandales de corruption et d’enrichissement rattrapent l’entourage du président Petro Porochenko. Cette année-là, Volodymyr Zelensky écrit avec son équipe de scénaristes Sluga Naroda (Serviteur du peuple), une série dans laquelle il interprète le rôle de Vasyl Holoborodko, un petit prof de lycée élu président de l’Ukraine après que ses élèves ont «crowdfundé» sa candidature.
Gentil, honnête, intègre
La série est un succès. «L’adaptation qu’on a faite pour le cinéma a attiré 800 000 spectateurs et généré 2,3 millions d’euros de bénéfice», indique Olga Roudenko, chargée de communication de Kvartal 95. Dans Sluga Naroda, Volodymyr Zelensky apparaît comme l’hologramme d’un président idéal aux yeux des Ukrainiens: gentil, honnête, intègre, déterminé à réformer le pays, à s’en prendre à l’oligarchie, en protégeant les petites gens. L’anti-portrait de la classe politique de Kiev.
En 2018, alors que l’Ukraine bascule dans une période pré-électorale, la rumeur enfle: Volodymyr Zelensky aurait des vues, dans la vie réelle, sur le siège de la présidence. Pour la plupart, il s’agit d’une vaste blague. Seulement, le soir du Nouvel An, le comédien déboule à l’antenne de sa chaîne 1+1, propriété de l’oligarque ukraino-genevois Ihor Kolomoïsky, et annonce sa candidature au poste suprême.
Courant janvier, le parti Serviteur du Peuple, créé pour l’occasion, aligne les 50 000 dollars nécessaires à l’enregistrement du candidat. L’humoriste, déjà troisième dans les sondages, monte à la première place dès les premiers jours de février. Il n’en bougera plus. «Volodymyr Zelensky est le seul nouveau visage de cette élection, il voudrait changer la Constitution et imposer le mandat unique de cinq ans», confie Ivan Bakanov, juriste de Kvartal 95 et chef du parti.
L’Ukraine en deux camps
Depuis deux mois, l’Ukraine, entre stupéfaction et fébrilité, est scindée en deux camps: ceux qui sont prêts à se livrer sans retenue à Volodymyr Zelensky, et ceux qui sont tellement terrorisés par ce saut dans le vide qu’ils préfèrent encore Petro Porochenko, voire Ioulia Timochenko, malgré le rejet moral suscité par ces deux personnalités. L’intelligentsia politique et culturelle de Kiev, tout comme les pro-européens qui ont soutenu Maïdan, est particulièrement perturbée.
«Les gens veulent faire un doigt d’honneur aux autorités et Zelensky joue le rôle du doigt d’honneur», illustre Volodymyr Fesenko, politologue au centre Penta. En réalité, le succès du comédien prend tout le monde de court, à commencer par l’intéressé lui-même, qui a mené une non-campagne en refusant toute prise de parole politique en public. Selon le politologue Mykhailo Minakov, directeur de l’Institut Kennan à Kiev, on assisterait à un gag qui aurait dépassé ses créateurs.
Vengeance d’un oligarque
Ihor Kolomoïsky, l’un des trois hommes les plus riches du pays, a vu son fleuron, la banque Privat, nationalisée par l’Etat en 2016. La justice le soupçonne d’avoir frauduleusement soustrait 2 milliards de dollars des caisses de la banque. Selon de nombreux experts, l’oligarque a souhaité se venger de Petro Porochenko en finançant la campagne de Ioulia Timochenko et en mettant sur orbite son présentateur vedette.
Seulement, la mayonnaise a pris, car le comédien, qui ne propose aucune réflexion politique propre, est un fascinant réceptacle des attentes de la société. «Zelensky est un populiste, mais je dirais qu’il joue avec talent le rôle du gars sincère et simple. Et les gens s’identifient à son personnage, estime Volodymyr Yermolenko, philosophe politique et créateur du média UkraineWorld. Par ailleurs, sa série a touché un problème majeur, la corruption des élites.»
Autre avantage, selon Volodymyr Yermolenko: «Zelensky parle aux populations de l’est et du sud (majoritairement russophones), qui pensent différemment depuis 2014, qui se sont positionnées contre la Russie et le passé soviétique, mais qui ne sont pas à l’aise dans le narratif patriotique de Porochenko». Dmytro Razoumkov, le jeune stratège politique de l’acteur, confirme: son poulain serait le seul à être populaire partout, même s’il l’est un peu plus à l’est et un peu moins à l’ouest.
Un romantisme naïf
Insaisissable, Volodymyr Zelensky étourdit la communauté diplomatique. «On est à la limite entre le virtuel et la réalité, les gens votent pour le président de la série», relève une source diplomatique. Fin janvier, neuf ambassadeurs de l’UE en poste à Kiev reçoivent le comédien. «C’est un très bon orateur, charmant, qui fait de bons constats, mais il n’est pas compétent sur toutes les questions techniques et sur les réformes», révèle un témoin.
Du gazoduc Nord Stream 2 à la différence entre l’OTAN et l’OSCE, «il s’est rendu compte à quel point il ne savait rien, poursuit le diplomate. Le président est le chef des armées et, s’il est élu, c’est lui qui va devoir gérer la question du Donbass!» Personnellement touché par ce passage au révélateur, quasi «dramatique», Volodymyr Zelensky s’est mis à bosser. Des visiteurs du soir réformistes tentent de le débarrasser de son «romantisme naïf».
Parmi eux, Aivaras Abromavicius, ancien ministre de l’Economie, ou le député anti-corruption Serhiy Leshchenko. Des personnalités démocrates appréciées des Européens. Un homme pourrait être amené à jouer un rôle important si la fusée décolle: Oleksandr Danylyouk. Cet ancien ministre des Finances, interlocuteur du FMI et de l’UE à Kiev de 2016 à 2018, a lui-même piloté il y a deux ans la nationalisation de PrivatBank, ôtée à Kolomoïsky.
Une chance réelle
«Zelensky est le seul candidat qui possède une chance réelle de victoire et pourrait mettre en place les réformes radicales dont l’Ukraine a besoin, a confié Oleksandr Danylyouk lundi au Figaro. J’ai décidé de lui apporter mon soutien et de l’aider, tant à lancer un programme de réformes qu’à réunir l’équipe capable de le mettre en œuvre. Je ne peux juste pas rester un simple observateur. Il serait irresponsable de laisser passer cette chance.»
Courant mars, Volodymyr Zelensky a reçu à son QG un petit groupe de reporters, dont le correspondant du Temps. De l’entretien sont ressorties quelques velléités de propositions et beaucoup de platitudes. «Un vide est apparu en politique, les gens ne croient plus aux politiciens. Alors je veux prendre la tête de vrais pros, déclare le comédien, théorisant une présidence des experts. Je veux laisser une empreinte dans l’histoire, celle de quelqu’un d’honnête.»
Quatre jours avant l’élection, l’humoriste n’a toujours pas fait de meeting de campagne. Il préfère arpenter les routes de l’est de l’Ukraine avec sa bande de chansonniers, de Dnipro à Zaporijia en passant par Marioupol, ces villes qui peuvent faire basculer l’élection. Dans des vidéos virales, il trolle ses adversaires désarmés. Mais depuis le début de la semaine, sur les réseaux sociaux pris de vertige, surfe une injonction: «Votez, mais ne faites pas de blague!»