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En Ukraine, des soldats congèlent leur sperme avant de partir au front

UKRAINE, UN AN APRÈS. Les cliniques de procréation médicalement assistée permettent aux hommes de devenir pères après leur mort. Une autre manière de résister

Un homme dans un couloir de la clinique de fertilité IVMED à Kiev le 31 janvier 2023. — © Roman Hrytsyna / keystone-sda.ch
Un homme dans un couloir de la clinique de fertilité IVMED à Kiev le 31 janvier 2023. — © Roman Hrytsyna / keystone-sda.ch

Le jeudi 24 février 2022, Kiev s’est réveillée dans le fracas des missiles de l’armée russe, qui envahissait l’Ukraine. Vie quotidienne des Ukrainiens, migration des réfugiés, infrastructures, armement, crises énergétique et alimentaire, conséquences de cette guerre sur l’Europe et le monde…  Notre  dossier spécial.

Le docteur Vitaliy Radko n’a pas l’habitude de parler de la mort dans son cabinet tapissé de photos de bébés blonds aux yeux bleus. Dans la clinique de la fertilité Mother and Child, située à Kiev, ses nouveaux patients sont des soldats qui viennent congeler gratuitement leur sperme au cas où ils seraient tués. En Ukraine, la procréation médicalement assistée (PMA) n’est plus un remède à l’infertilité, mais à la guerre. Les soldats peuvent devenir pères, même après leur mort. «De nombreux hommes qui partent se battre sont jeunes et avaient le projet d’avoir des enfants, explique Vitaliy Radko, ces enfants sont leur futur et ils ne veulent pas se les faire voler par la guerre.»

Les cliniques de la fertilité, si nombreuses dans un pays qui fut jadis la «capitale» mondiale des mères porteuses et de la fertilisation in vitro, mettent désormais leurs techniques au service des jeunes couples ukrainiens séparés par la guerre. Environ le tiers des Ukrainiennes vivent désormais à l’étranger et des centaines de milliers d’hommes ont été mobilisés dans l’armée. Pour les femmes désireuses d’attendre la fin de la guerre pour tomber enceintes, diverses techniques existent, telle la conservation des embryons ou des ovocytes. Mais ces procédures sont complexes à mettre en œuvre.

Un médecin effectue une procédure d'injection intracytoplasmique de spermatozoïdes (ICSI) dans le laboratoire de la clinique de fertilité IVMED à Kiev le 31 janvier 2023. — © Roman Hrytsyna / keystone-sda.ch
Un médecin effectue une procédure d'injection intracytoplasmique de spermatozoïdes (ICSI) dans le laboratoire de la clinique de fertilité IVMED à Kiev le 31 janvier 2023. — © Roman Hrytsyna / keystone-sda.ch

La congélation du sperme est une technique plus facile et rapide. La plupart des cliniques de fertilité du pays offrent désormais ce service aux soldats. Il est difficile de donner un chiffre précis du nombre de donneurs, tant la pratique est encore taboue et non régulée. «Les techniques de fécondation in vitro étaient largement réservées aux étrangers et sont encore relativement stigmatisées en Ukraine, même si cela est en train de changer», témoigne Galina Strelko, la fondatrice de la clinique Ivmed.

«Ni régulé ni illégal»

Rares sont les patients qui acceptent d’en parler, ailleurs que dans l’intimité d’un cabinet médical. Natalia Kyrkach-Antonenko, dont le mari est mort sur le front à l’automne 2022, est l’une des premières à avoir abordé le sujet publiquement, par le biais d’un message publié sur Facebook, qui a été largement commenté. L’artiste, qui est enceinte de quatre mois, dit vouloir utiliser le sperme de son défunt mari pour avoir d’autres enfants de lui. «Je veux qu’ils puissent voir le jour dans une Ukraine libérée et qu’ils y soient heureux, explique Natalia Kyrkach-Antonenko, car c’est aussi pour les générations futures que mon mari s’est battu et a sacrifié sa vie.»

Le jeune couple s’était rendu dans une clinique de fertilité le 1er novembre 2022, pendant une de ses permissions. Le mari est mort huit jours plus tard, le 9 novembre 2022. «Quand j’ai appris son décès, j’ai réalisé à quel point il était important de sauver son patrimoine génétique, se souvient la jeune veuve, cela m’a aidée de savoir que je retrouverais chez nos enfants des traits de son caractère ou une ressemblance physique.» «Il n’y a pas de meilleur souvenir d’un être aimé que ses enfants», acquiesce Vitaliy Radko.

Une consultation à la clinique de fertilité IVMED à Kiev, le 4 février 2023. — © Evgeniy Maloletka / keystone-sda.ch
Une consultation à la clinique de fertilité IVMED à Kiev, le 4 février 2023. — © Evgeniy Maloletka / keystone-sda.ch

La «reproduction post mortem», comme on l’appelle en Ukraine, est de plus en plus prisée alors qu’elle n’est encadrée par aucune loi. «Ce n’est ni régulé ni illégal», résume Olena Babich, avocate spécialisée dans les questions de fertilité. Les cas de cryoconservation du sperme existaient déjà, avant un traitement médical lourd comme la chimiothérapie par exemple, mais ils étaient rares. La commission chargée de la bioéthique à la Rada, le parlement ukrainien, avait envisagé de réguler cette pratique, en septembre 2022, avant d’abandonner, accaparé par d’autres sujets urgents liés à la guerre.

Questions éthiques

«Le pays commence à prendre conscience que la guerre fait de nombreuses victimes, souligne Olena Babich. Or la transmission et la protection de notre patrimoine génétique constituent un droit et elles représentent en même temps une façon de résister au génocide entrepris par les Russes.» Pour cette avocate qui défend la légalisation de la reproduction post mortem, «le besoin de légiférer est d’autant plus urgent que ceux qui meurent en ce moment sont les meilleurs et les plus courageux, ceux qui se sont engagés les premiers».

La question de la «reproduction post mortem» pose toutefois de nouvelles questions éthiques dans un pays qui a fait de la gestation pour autrui et de la fertilisation in vitro une activité lucrative. Les parents d’un homme tué peuvent-ils utiliser son sperme et avoir recours à une mère porteuse pour avoir des petits-enfants? L’enfant peut-il faire valoir ses droits à l’héritage de son père si celui-ci n’a pas choisi d’avoir une descendance?

Un médecin montre un échantillon de sperme dans un tube stocké dans l'azote liquide à la clinique de fertilité IVMED à Kiev, le 31 janvier 2023. — © Roman Hrytsyna / keystone-sda.ch
Un médecin montre un échantillon de sperme dans un tube stocké dans l'azote liquide à la clinique de fertilité IVMED à Kiev, le 31 janvier 2023. — © Roman Hrytsyna / keystone-sda.ch

L’obstétricienne Kseniia Khazhylenko accepte de pratiquer les opérations de fécondation in vitro seulement si le donneur est devenu stérile à la suite d’une blessure. «Si ma patiente me demande un jour le sperme de son défunt mari, je refuserai car ce n’est pas légal; mais je n’en dors pas la nuit rien que d’y penser», confie la médecin, qui défend la légalisation de la reproduction post mortem au nom du «droit des femmes de disposer du sperme de leur mari tout en respectant leur volonté». Vitaliy Radko accepte, lui, de pratiquer l’opération en se contentant d’un accord écrit de la part du mari défunt: «Je n’ai pas le courage de dire non à un couple dont le mari part risquer sa vie sur le front.»

«Gérer un futur très incertain»

Lisna Hiryna, une psychologue au brushing blond impeccable, reçoit dans son cabinet de plus en plus de couples qui veulent recourir à la cryopréservation. «Avec la guerre, les Ukrainiens sont d’abord passés par l’étape de la sidération, puis du refus de la réalité avant de finalement accepter le présent et de penser au futur, explique-t-elle. La cryopréservation est une manière de gérer un futur très incertain.» La psychologue met toutefois en garde contre le recours à une fécondation in vitro qui servirait de compensation à la perte d’un être aimé. «Il faudrait un délai de carence de plusieurs mois entre la mort du père et l’insémination artificielle pour laisser le temps à la femme de faire le deuil et de mûrir sa décision», suggère Lisna Hiryna.

Vue au microscope de la procédure d'injection intracytoplasmique de spermatozoïdes (ICSI) dans le laboratoire de la clinique de fertilité IVMED à Kiev, le 31 janvier 2023. — © Roman Hrytsyna / keystone-sda.ch
Vue au microscope de la procédure d'injection intracytoplasmique de spermatozoïdes (ICSI) dans le laboratoire de la clinique de fertilité IVMED à Kiev, le 31 janvier 2023. — © Roman Hrytsyna / keystone-sda.ch

Pour certains couples, la guerre a juste accéléré le désir d’enfants. «Ceux qui auparavant hésitaient viennent sans se poser de questions parce qu’ils ont l’impression de ne plus avoir le temps», témoigne Galina Strelko. Dans son cabinet, la psychologue Lisna Hiryna a été frappée de constater que, depuis le début de la guerre, «plus les gens voient la mort se rapprocher, plus ils veulent vivre vite, se marier et avoir des enfants». Une impression confirmée par les statistiques: au cours des six premiers mois de l’année 2022, 103 903 couples ukrainiens se sont mariés, soit une hausse de 21% par rapport à la même période de l’année précédente.