Ces listes se basent sur des sources ouvertes: des messages partagés sur les réseaux sociaux par les proches des soldats, des rapports des autorités locales et des informations qui proviennent d’autres médias régionaux. Face au manque d’information officielle, ces listes sont devenues une source de renseignement importante pour les habitants des régions, car il était difficile d’obtenir des informations correctes de la part des autorités. Aujourd’hui, les autorités veulent interdire les «murs de la mémoire».
Le tribunal de la ville de Svetlogorsk, dans la région de Kaliningrad en Russie baltique, a récemment souligné que ces listes étaient des secrets d’Etat. Ainsi, leur divulgation peut désormais entraîner une condamnation pénale. Cette décision fait suite à la loi sur les «faux», signée par Vladimir Poutine le 1er avril, qui est utilisée par les autorités pour punir toute information qui ne correspond pas aux déclarations officielles et qui «discrédite» le travail de l’armée.
A plus de 3000 km à l’est de Moscou, Baïkal Journal relate la vie en Sibérie. Censuré depuis la mi-avril, ce média explore les conséquences sociales et économiques de la guerre. Comme dans d’autres publications régionales, la cofondatrice Elena Trifonova y publie également des «murs de la mémoire», notamment en l’honneur des victimes de la guerre issues de la République de Bouriatie. Selon des données non officielles, les membres de cette minorité ethnique représentent le plus grand nombre de morts parmi les soldats car ils sont très nombreux à s’engager.
Geneva Solutions: Comment le projet a-t-il débuté?
Elena Trifonova: Lorsque les cercueils ont commencé à apparaître début mars en Bouriatie, nous avons parlé aux proches. Au début, les enterrements étaient pompeux et des caméras filmaient pour la télévision publique. Très vite, cela s’est arrêté et les informations n’étaient plus qu’en ligne. Les chefs des communautés écrivaient: «Cette personne, originaire de notre village, est décédée.» Et c’est tout.
Quand leur nombre a dépassé les dizaines, nous avons réalisé que nous ne savions plus combien de personnes avaient été tuées. Nous ne trouvions des renseignements nulle part et il était impossible de comprendre ce qui se passait à partir de ces bribes d’annonces.
Nous avons donc commencé à recueillir ces informations, à les systématiser et à rédiger des avis de décès. Les parents et les amis des soldats ont également commencé à nous écrire pour que leurs proches soient inclus dans la liste.
Nous documentons chaque cas et ne publions pas ceux que nous ne pouvons pas vérifier. Avec la décision du gouvernement, toutes ces informations pourraient disparaître sans aucune trace.
Pourquoi ce travail est-il important?
Avoir une image, même approximative, de ce qui se passe en ce moment est important pour une partie de la société. La mémoire des morts doit être préservée, il ne faut pas que ceux-ci soient effacés d’un coup de gomme.
La plupart des victimes sont très jeunes et n’ont pas d’enfants. Elles ont accompli leur service militaire, ont signé un contrat et sont immédiatement parties en Ukraine. Il ne reste rien d’elles. Nos avis de décès permettent d’analyser la situation de leur région.
La Bouriatie, par exemple, est une région difficile, classée 78e sur 85 régions russes en termes de niveau de vie. De nombreux militaires en sont issus. La plupart des morts viennent de localités où il n’y a pas d’emploi, pas de mobilité sociale et aucun choix. Un contrat à l’armée leur offre une stabilité, un revenu et une opportunité de nourrir leur famille. Beaucoup le paient aujourd’hui de leur vie.
Malgré les pertes, la majorité des Bouriates soutiennent les actions militaires en Ukraine. Pourquoi?
Il semblerait que pour les habitants des provinces, ne pas soutenir l'«opération spéciale» signifierait trahir ceux qui sont encore sur le champ de bataille. Critiquer la guerre équivaut à dire que la mort d’un parent, d’un ami, d’une connaissance est inutile. Cela dévaloriserait ces personnes. C’est pourquoi la majorité de la population ne s’oppose pas au conflit.
En Bouriatie, contrairement aux régions voisines, la propagande d’Etat sur l'«opération spéciale» est puissante. Plus le niveau de vie est bas, plus la loyauté envers la guerre est grande. C’est une impuissance apprise.
Et les gens ont aussi peur d’être seuls contre tous. Nous recevons des amendes pour des discours anti-guerre. Récemment, nous avons écrit un article sur une retraitée qui avait enlevé la lettre Z dans un bus de la ville. Le chauffeur a fait descendre les autres passagers et l’a emmenée à la police. Elle a reçu une énorme amende pour avoir discrédité l’armée russe.
Allez-vous retirer votre «mur de la mémoire»?
Nous allons essayer d’éviter de le faire. D’après l’avocat que nous avons consulté, les informations que nous avons publiées se basent sur des documents en libre accès et sur des témoignages. Il n’y a aucun secret d’Etat.
Nous sommes loin de l’Ukraine, mais tout ce qui s’y passe nous affecte directement. Nous devons documenter les nombreux décès et les changements sociaux, car il n’y a pas de renseignements officiels.
Les médias indépendants sont très demandés. Alors que notre site est bloqué et que nous avons du mal à recueillir des témoignages car les personnes ont peur, notre lectorat ne cesse de croître. Les gens nous contactent depuis les régions voisines et nous demandent de l’aide. Par exemple, aujourd’hui, un lecteur de Tchita [ville de la région voisine de Transbaïkalie, ndlr] nous a écrit car la liste des morts de sa région a été supprimée et il veut que nous la republiions.
Le plus important en ce moment est de documenter les conséquences de la guerre sur la société, et cela n’a rien à voir avec «la discréditation de l’armée».
Traduction et adaptation: Aylin Elci