Un mystère de la Guerre froide s’éclaircit
Aviation
La chasse bulgare a abattu voilà 60 ans un avion de ligne israélien qui avait traversé par erreur le «rideau de fer». Dans une étude qui vient de paraître à Sofia, une jeune historienne revient sur les circonstances de ce drame peu connu mais premier du genre

Il est exactement 7h13, ce 27 juillet 1955, lorsque deux Mig-15 de la chasse bulgare décollent en urgence de la base aérienne de Dobroslavtsi, près de Sofia. Un avion étranger vient de pénétrer dans l’espace aérien du pays depuis la Yougoslavie. Les deux appareils interceptent rapidement l’intrus. A 7h35, leur mission est terminée. Le Lockheed Constellation C69 de la compagnie El Al, effectuant le vol 402 de Londres à Tel-Aviv, est abattu près de la frontière avec la Grèce. Pas l’un de ses 51 passagers et 7 membres d’équipage n’en réchappe.
Ainsi commence une longue saga politique et judiciaire impliquant la République populaire de Bulgarie et l’Etat hébreu, mais aussi les principaux pays occidentaux (Etats-Unis, France, Grande-Bretagne) dont des ressortissants se trouvaient dans l’appareil. Pour les historiens, il s’agit du premier cas d’un avion de ligne détruit en vol. Un précédent qui inaugure une longue série d’incidents dramatiques, du Boeing sud-coréen abattu par la chasse soviétique en 1983 (269 morts) à l’appareil de la Malaysia Airlines touché par un missile au-dessus de l’Ukraine en 2014 (298 victimes), en passant par l’Airbus d’Iran Air pris pour cible par un navire américain croisant dans le golfe Persique en 1988 (290 morts).
Une atmosphère de défiance
Ce précédent reste pourtant peu connu, y compris en Bulgarie où la plupart des archives concernant cette tragédie restent, plus d’un demi-siècle plus tard, toujours frappés par le sceau du secret pour des «raisons difficiles à comprendre», estime l’historienne Vania Mikhaïlova. La jeune femme est l’auteure de la première étude sérieuse sur le «vol 402», publiée fin juillet par l’Université de Sofia. Sur plus de 150 pages, elle dissèque les circonstances qui ont conduit à ce drame ainsi que ses conséquences au niveau national et international. On y lit notamment la précipitation des pilotes, les manquements dans la chaîne de commandement et les accusations entre Bulgares et Israéliens, le tout dans «l’atmosphère d’absence de confiance et de suspicion réciproque» de la Guerre froide.
Violemment critiquées par la communauté internationale, les autorités de la Bulgarie communiste garderont pendant plusieurs jours le silence avant de reconnaître l’accident tout en accusant l’équipage du Constellation d’avoir dévié de sa route et de ne pas avoir répondu aux injonctions des chasseurs. Portée par la diplomatie israélienne, l’affaire a fait l’objet d’une déclaration des Nations unies en décembre 1955 avant d’atterrir, quelques mois plus tard, au Tribunal international de La Haye qui finira par se déclarer incompétent sur le sujet. En 1963, après d’âpres négociations, la Bulgarie accepte de verser une indemnisation aux familles des victimes et de présenter des excuses.
Une suite d’erreurs humaines
Dans son étude, Vania Mikhaïlova se base sur de vieux rapports de l’armée bulgare, ainsi que sur des archives diplomatiques de plusieurs pays occidentaux. Mais le principal dossier sur cette affaire est celui conservé par le Ministère des affaires étrangères à Sofia et il reste à ce jour classé «confidentiel défense» malgré l’expiration du délai de 30 ans prévu par la loi. Selon les autorités, sa déclassification pourrait «affaiblir les positions de la Bulgarie dans des négociations avec un pays tiers». Une explication aussi énigmatique que vague.
Dans cette ambiance d’omerta, toutes sortes de rumeurs ont proliféré en Bulgarie. L’avion d’El Al aurait transporté des métaux précieux, des agents du Mossad et même le tout jeune roi déchu de la Bulgarie, Siméon II, et c’est ce qui expliquerait la réticence de l’équipage à se poser, ainsi que l’acharnement des Mig bulgares à détruire le Constellation… Même si elle reconnaît la persistance de nombreuses zones d’ombre – notamment sur le rôle joué par l’attaché militaire soviétique en Bulgarie dans la prise de décision –, Vania Mikhaïlova estime que la «tragédie du vol 402» s’explique plus banalement par un enchaînement fatal d’erreurs humaines, la plupart dictées par les réalités de l’époque. «Cinquante-huit personnes ont été sacrifiées sur l’autel de la Guerre froide, conclut-elle. L’événement a manifesté, pour la première fois, la nécessité d’un dialogue afin d’éviter de tels cas.»