décès
L'ancien président français est décédé des suites du covid, indique son entourage. Il incarnait la modernité lorsqu'il accéda à l'Elysée à l'âge de 48 ans. Son septennat, puis la suite de sa carrière politique, démontra son incapacité à transformer la France

Dans la nuit, son lointain successeur Emmanuel Macron a rendu hommage dans un communiqué à la mémoire d’un chef d’Etat dont «le septennat transforma la France». «Les orientations qu’il avait données à la France guident encore nos pas. Serviteur de l’État, homme politique de progrès et de liberté, sa mort est un deuil pour la nation française», ajoute le président français. L'Assemblée et le Sénat, qui siégeaient au moment de la nouvelle, ont observé une minute de silence.
«La France n'est pas un pays de réformes, c'est un pays de nouveauté». Cette phrase, extraite de son ouvrage Le Pouvoir et la Vie publié en 1988, confirme le fossé qui aura toujours séparé Valery Giscard d'Estaing de ce pays réel que son ancrage en Auvergne, à Chamalières, aurait dû lui permettre de franchir.
L'ancien président français est décédé mercredi soir «des suites du Covid», a précisé sa famille dans un communiqué. Il avait 94 ans. Ses obsèques se dérouleront «dans la plus stricte intimité».
Il laisse derrière lui le constat amer d'un divorce prononcé malgré lui avec ce peuple qu'il parvint brièvement à séduire, en 1974, par sa jeunesse et son agenda à la fois réformateur et moderne, porté par une communication politique nouvelle, largement importée des Etats-Unis. Avant de se laisser engloutir par sa terre politique d'origine: une droite conservatrice, orpheline du gaullisme, au sein de laquelle un homme, Jacques Chirac, devint son adversaire le plus redoutable, puis un vainqueur impitoyable de leur duel au sommet.
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Un manque de lien
Il aura manqué à Giscard, ou VGE, comme le surnommait les Français, cette capacité à maintenir un lien indéfectible avec ses électeurs et ce talent de «caméléon» politique qui assura, tour à tour, le succès des deux présidents qui occupèrent après lui le Palais de l'Elysée: François Mitterrand et Jacques Chirac.
Mitterrand, élu en 1981 sur le programme commun de la gauche, venait de la droite et cultiva l’ambiguïté sur la sincérité de son «socialisme» tout au long de ses quatorze années de pouvoir (1981-1995).
Chirac, qui lui succéda, arriva au sommet de l'Etat à l'issue d'une campagne axée sur la «fracture sociale» après avoir, comme premier ministre entre 1986 et 1988, incarné un temps le libéralisme «thatchérien» à la française. Impossible, pour les détracteurs de Valery Giscard d'Estaing, de lui faire un pareil procès.
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Un fils de haut fonctionnaire
Polytechnicien, sorti sixième de l'Ecole nationale d'administration, promotion Europe, en 1951, ce fils de haut fonctionnaire – son père était, comme lui, inspecteur des finances – a beaucoup moins varié de convictions que ses adversaires au cours de sa carrière, marquée par ses neuf ans passés aux commandes du Ministère des finances dans une France encore en pole-position (1959-1966).
Trois points de vue
«Giscard a toujours pensé que la France est malade et qu'il faut la guérir en essayant de trouver une voie médiane entre ses deux tabous: l'argent et l'Etat», nous expliquait en début d'année le politologue Roland Cayrol.
René Rémond, le patriarche de la science politique française décédé en 2007, désignait Les Républicains indépendants puis l'UDF (Union pour la démocratie française), familles politiques giscardiennes successives, comme les héritiers de la droite «orléaniste» héritée du roi bourgeois Louis Philippe monté sur le trône en 1830 en s'appuyant sur l'héritage de la révolution et chassé du pouvoir par un autre soulèvement en 1848.
L'ancien premier ministre Jean-Pierre Raffarin, entré en politique pour suivre VGE dans les années septante, y voit la racine originelle du drame: «Giscard avait raison, mais être Giscardien s'est vite avéré impossible. Cet homme-là n'avait pas assez le goût de la tribu. Il est resté prisonnier de son histoire alors qu'il fut l'artisan de la modernisation française».
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Une campagne de 1974 marquante
Le dernier entretien accordé par VGE au Temps et à quelques autres journaux européens avait eu lieu en octobre 2019, dans son bureau du boulevard Saint-Germain, au cœur du Paris des ministères. Valéry Giscard d'Estaing, fatigué et presque sourd, voulait partager ses vues sur le Brexit, ce divorce entre l'Europe continentale et le Royaume-Uni qu'il souhaitait à tout prix retarder. Un symbole.
Au moment de sa fulgurante campagne présidentielle de 1974 entamée dans sa localité familiale de Chamalières – même Brigitte Bardot prend parti derrière le slogan «Giscard à la barre» et défend la promesse de regarder «la France dans les yeux» – l'ancien ministre des Finances du Général de Gaulle et de Georges Pompidou personnifie une modernité anglo-saxonne, mélange du chic aristocratique britannique et de la liberté de ton américaine.
Le photographe Raymond Depardon a tiré de ces semaines de conquête du pouvoir un passionnant documentaire, Une partie de campagne, où l'on comprend que le candidat survole la France plus qu'il ne parvient à la convaincre.
Le livre qu'il en tirera deux ans plus tard, Démocratie française, devient alors l'ouvrage de référence des cadres de 35-50 ans ans lassés du gaullisme trop martial et paternaliste, et convaincus que l'étatisme industriel de Georges Pompidou ne pourra pas durer.
Le premier à s'intéresser aux droits des femmes
Valery Giscard d'Estaing est le premier à parler de l'individu, des droits des femmes – il fera voter, dès novembre 1974, le divorce par consentement mutuel et la loi dépénalisant l'avortement, défendue par Simone Veil – et d'une société façonnée par l'entreprise, où la publicité devient un vecteur essentiel. Giscard, qui parle anglais, est aussi l'homme des réseaux internationaux d'affaires pré-Davos (le Forum économique mondial, né en 1971, est le contemporain de sa présidence) cultivés comme grand argentier de la République pour laquelle il bouclera, lors de son élection en 1974, malgré la crise pétrolière mondiale, le dernier budget à l'équilibre, avec 8 milliards de francs d'excédent. Problème: il précède de trop loin ce «vieux pays». «Beaucoup de nos compatriotes sont persuadés qu'ils aimeraient mieux vivre dans un monde semblable à celui du passé, paisible, rustique, familier, et ils ressentent en même temps l'inévitabilité du changement» avoue-t-il, après deux ans à l'Elysée, dans Démocratie française.
Ses sept années de présidence, entre 1974 et 1981, sont celles de deux tandems. Le premier est celui qu'il forme, dès la démission fracassante du premier ministre Jacques Chirac le 25 aout 1976 – «Je ne dispose pas des moyens que j'estime nécessaires» clame ce dernier – avec l'économiste Raymond Barre, ancien commissaire européen.
L'union avec Raymond Barre
Cet universitaire rigoureux, bon vivant, est physiquement l'opposé de Giscard, dont le septennat sera scandé de conquêtes féminines extra-conjugales. Les deux hommes ont en revanche en partage un réel sens de l'Etat et des contraintes que la mondialisation naissante fait peser sur la France, ivre des rêves gaulliens de grandeur. La victoire-surprise de la droite, aux élections législatives de 1977, sera leur œuvre. Avant que François Mitterrand, battu de justesse en 1974 (avec moins de 500 000 voix d'écart), ne laboure le pays avec cette «force tranquille» qui, en 1981, lui ouvrira pour la première fois à la gauche les portes de l'Elysée.
Avec Helmut Schmidt
Le second tandem marquant de cette période est celui que Valéry Giscard d'Estaing, homme de droite, forme avec le chancelier Helmut Schmidt, archétype du social-démocrate allemand.
Giscard s'est engagé à 18 ans, en 1944, dans la première armée française du Maréchal de Lattre de Tassigny dont l'épouse sera, en 1952, son témoin de mariage avec l'aristocrate Anne-Aymone Sauvage de Brantes. Schmidt a servi dans l'artillerie anti-aérienne, en gardant toujours ses distances avec le parti nazi.
Les deux hommes croient dans cette Communauté européenne encore adolescente, rejointe en 1973 par le Royaume Uni. Tous deux seront à l'origine du premier «système monétaire européen» crée en 1979, après le sommet d'Aix-la-Chapelle un an plus tôt. Giscard, qui connait le goût de l'Etat français pour la dépense, déteste la dévaluation et admire la stabilité du mark. C'est à son vieux compagnon allemand que l'ancien président français - admirateur de Jean Monnet, initiateur des sommets communautaires et défenseur du parlement européen élu au suffrage universel à partir de 1979 - demandera conseil avant de prendre, en décembre 2001, la présidence de la Convention sur l'avenir de l'Europe, mère du projet de Constitution européenne rejeté par les Français en mai 2005 sous la présidence de Jacques Chirac.
Françoise Giroud, admiratrice puis critique
Une femme a, bien mieux que d'autres, raconté Giscard. Née à Lausanne et décédée en 2003 Françoise Giroud est, en 1974, l'impératrice du journalisme parisien, à la tête de L'Express qu'elle a co-fondé en 1953 avec Jean Jacques Servan Schreiber, autre modernisateur incompris des électeurs. Cette rédactrice en cheffe hors norme a appelé, en 1974, à voter Mitterrand.
Mais VGE a le charme des visionnaires. Il a cloué le bec au candidat socialiste lors du premier débat télévisé présidentiel de l'histoire, par sa fameuse phrase: «Je trouve toujours choquant et blessant de s'arroger le monopole du cœur. Vous n'avez pas Monsieur Mitterrand, le monopole du cœur! J'ai un cœur comme le vôtre qui bat à sa cadence et qui est le mien».
Voici donc Françoise Giroud secrétaire d'Etat à la condition féminine puis à la culture, figure de proue du modernisme giscardien. Elle croit ce président déterminé, à l'image de son «oui,mais» lâché fin 1965 lorsqu'il annonce au général de Gaulle son intention de quitter le gouvernement pour fonder son mouvement.
Erreur: «Françoise a vu le volontarisme de Giscard s'effriter à l'épreuve du pouvoir. Elle en est toujours restée meurtrie. Elle pensait qu'il avait des idées brillantes, mais pas assez de colonne vertébrale pour résister aux effets de cour» racontait le défunt éditorialiste Jean-Francois Revel, lui aussi séduit par VGE.
Au moment de la publication de son autobiographie: Françoise Giroud, femme libre
Une incompréhension
L'incompréhension avec les Français s'est installée, et le fameux petit-déjeuner du couple présidentiel avec des éboueurs à la veille de Noël 1974 n'y changera rien. A gauche, le refus d'accorder la grâce au condamné à mort Christian Rannuci, exécuté le 28 juillet 1976, ternit son mandat. A droite, le décret autorisant le regroupement familial pour les travailleurs immigrés - signé par son premier ministre Jacques Chirac avant sa démission fracassante - ouvre une fracture qui ne se referme plus. Problème: ce président qui affirme «préférer l'avenir au passé» ne voit plus le présent. Son entretien à la Radio télévision suisse lors d'un voyage officiel à Genève, en décembre 1979, témoigne d'une dangereuse assurance. Le monde post-choc pétrolier est demandeur d'espoir. Chirac rumine son dépit d'avoir été, durant l'été 1976, convié au Fort de Bregançon en compagnie du moniteur de ski présidentiel. Le réformateur se laisse détruire par son conservatisme et par son naturel hautain, souvent interprété comme de l'arrogance.
Des diamants embarrassants
La cour. La monarchie républicaine. Le pouvoir qui abime. Le talon d'Achille de Valery Giscard d'Estaing sera là, comme le prouvera son attitude théâtrale, quittant la présidence de la République sur l'image d'une chaise vide devant les caméras, après son «Au revoir» solennel du 19 mai 1981.
L'affaire des «diamants de Bokassa» que lui aurait prétendument remis ce personnage ridicule et redoutable qu'est l'empereur de Centrafrique – couronné à Bangui sous son mandat le 4 décembre 1977 – est passée par là. Le Canard Enchainé, qui a révélé l'affaire en octobre 1979, a planté le premier clou dans le cercueil présidentiel de VGE. Plus tard, en 1983, le journaliste Pierre Péan révélera un autre scandale: celui des «avions renifleurs» de la société pétrolière Elf-Aquitaine, soupçonnée d'avoir dépensé une fortune, entre 1973 et 1979, dans cette escroquerie dans laquelle Raymond Barre se trouvera éclaboussé.
Quel bilan?
Comment sortir grandi de cette avalanche d'accusations? Le député Jean-Louis Bourlanges, aujourd'hui soutien critique d'Emmanuel Macron, plaide pour regarder d'abord le bilan du septennat 1974-1981: «Giscard avait une ligne de modernisation pour la société française, avec l'interruption volontaire de grossesse, la transformation de la condition féminine, la modification du rapport pénitentiaire ou encore un développement considérable de la sécurité sociale. Il était aussi l'avocat de ce dont la France a le plus besoin: une démocratie apaisée», explique ce giscardien, entré en politique derrière un autre fidèle de VGE: François Bayrou. «Giscard s'est illustré par sa volonté de moderniser tant la société que la fonction présidentielle. On lui doit ainsi la légalisation du divorce par consentement mutuel, l'abaissement de la majorité civile et électorale de 21 à 18 ans et l'abandon, à l'Elysée, d'un protocole jugé désuet. Oui, son bilan est impressionnant.» Pas étonnant que quarante ans après, en 2017, beaucoup aient comparé la volonté de transformation affichée par l'énarque Emmanuel Macron à celle de son lointain prédécesseur.
Un président incompris?
Giscard, président incompris? Telle est la thèse de son biographe Eric Roussel, dont le livre Valery Giscard d'Estaing (Ed. Observatoire) raconte une personnalité bien plus nuancée que la caricature de monarque-président dont il ne parvint plus à se défaire, malgré son retour à l'Assemblée nationale comme député, puis son élection à la présidence du Conseil régional d'Auvergne, sa région où il laisse en héritage le parc «Vulcania» à Saint Ours les roches, au dessus de Clermont-Ferrand. Oui, l'élu de 1974 a toujours couru, après 1981, derrière une impossible revanche. Au point d'apparaitre comme un éternel perdant, finalement relégué au Conseil Constitutionnel où il dispose d'un siège à vie - et retrouve Jacques Chirac, son meilleur ennemi - et à l'Académie Française où il occupait le fauteuil du sénégalais Léopold Sedar Senghor, ami cher de son prédécesseur Georges Pompidou. Ce modernisateur, à qui le service public de la radio-télévision doit le démantèlement de l'ORTF, sut toutefois reconnaitre les mérites de son vainqueur François Mitterrand, avec lequel il partageait le goût de la lecture et de l'écriture. Les deux hommes entretiendront d'ailleurs une correspondance nourrie. Alors qu'avec Jacques Chirac, décédé le 26 septembre 2019, la blessure ne se cicatrisa jamais.
L'homme de clan qu'était Chirac, séducteur invétéré des électeurs, enraciné dans l'immédiat politique parfois jusqu'à la caricature, ne pouvait trouver grâce aux yeux d'un Valery Giscard d'Estaing avant tout demandeur de reconnaissance et si soucieux de sa place dans l'histoire.
Laquelle, au final, resta ingrate à son égard. Une injustice que l'écrivain de gauche Max Gallo tenta de réparer: «Sa stature politique s’est à mon avis révélée au moins égale à celle de François Mitterrand écrivait à son propos ce romancier-biographe de De Gaulle, Napoléon et Jeanne d'Arc. Avec le temps, j’en suis arrivé à la conclusion que cet homme a fait plus en un septennat que son successeur en deux mandats.»