Le jeudi 24 février 2022, Kiev s’est réveillée dans le fracas des missiles de l’armée russe, qui envahissait l’Ukraine. Vie quotidienne des Ukrainiens, migration des réfugiés, infrastructures, armement, crises énergétique et alimentaire, conséquences de cette guerre sur l’Europe et le monde… Notre dossier spécial.

«Si vous êtes soudeur, envoyez-nous votre candidature!» Face aux micros des grandes radios nationales françaises, Alexandre Dupuy répond de manière joviale, mais sous pression. Ce polytechnicien, ancien pilote de chasse, a troqué la combinaison kaki pour le costard-cravate bleu foncé de directeur des ventes de Nexter, fabricant du fameux canon Caesar. A Bourges, dans la dernière canonnerie de France, on embauche massivement. Y compris au sein de certains métiers «en tension» dont les effectifs ont parfois doublé.

La pression médiatique et surtout productiviste est forte autour de cette usine, constituée de deux énormes bâtiments industriels construits dans les années 1950 et 1960, à l’époque où les ouvriers de l’armement étaient encore des employés d’Etat et quand l’arsenal de Bourges n’était pas encore devenu, comme beaucoup d’autres, un élément de l’entreprise Nexter, aujourd’hui propriété d’un groupe franco-allemand dont l’Etat français n’est actionnaire qu’à 50%.

Dans ce quartier d’anciens bâtiments militaires à base de vieilles pierres, la fabrique, perchée sur une sorte de rempart, surplombe le centre-ville, offrant une belle vue sur la magnifique cathédrale. Vers 1870, l’industrie d’armement et de pyrotechnie avait massivement été déplacée par Napoléon III dans cette région centrale de la France pour l’éloigner de l’est et de la menace allemande. Depuis, c’est ici que l’on construit les canons français.

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Un contexte chargé d’histoire qui tranche avec les énormes machines ultramodernes capables de manier des tubes d’une dizaine de mètres, tout en effectuant le travail minutieux qui permettra à ces canons d’envoyer un obus de 40 kg à 40 km avec une marge d’erreur d’un demi-terrain de foot. C’est par ailleurs aussi ici que l’on fabrique les canons des chars Leclerc ou des avions de chasse Rafale. Pour ce qui est du Caesar, les forges Aubert & Duval livrent, dans un acier particulièrement résistant et spécifiquement breveté, des blocs de matière et des tubes de 3 tonnes qui sont transformés à Bourges en canons de 1,8 tonne. Ils seront ensuite montés sur un véhicule à Roanne, 200 km plus loin.

Formation par compagnonnage

Cette industrie était, il y a peu, en perte de vitesse, et les journalistes ne s’y intéressaient pas trop. L’artillerie n’était plus à la mode, trop rustique. «Mon prédécesseur n’avait pratiquement jamais de demandes des médias», s’amuse le directeur du site, Laurent Monzauge. Mais la guerre en Ukraine a fait basculer ce domaine. Sur le canon Caesar, la demande et l’intérêt explosent. Aujourd’hui, 96 ouvriers et 4 ouvrières travaillent ici, mais les chiffres grimpent très vite au fil des mois. Il faut donc former les arrivants par compagnonnage, avec un référent dans l’usine. Le domaine militaire requiert une discrétion que les jeunes recrues ne connaissent pas nécessairement et, surtout, des techniques spécifiques, très exigeantes car les pièces d’artillerie subissent des pressions et des températures rarissimes dans l’industrie. Toute erreur peut provoquer la destruction de l’engin et coûter des vies.

D’où vient précisément ce soudain coup de pression? Après l’échec de la première phase de la guerre d’agression lancée il y a un an par Vladimir Poutine en Ukraine, l’armée russe s’est retirée pour concentrer ses efforts sur l’est du pays. C’est alors qu’ont débuté les livraisons d’artillerie capables de frapper derrière les lignes ennemies. Plus de 300 obusiers, dont 18 canons Caesar français, ont ainsi été livrés à l’Ukraine par ses soutiens. La France a annoncé en janvier qu’elle fournirait, en ce début d’année 2023, 12 canons Caesar supplémentaires à Kiev en plus des 19 promis entre-temps par le Danemark, des pièces que les Scandinaves venaient d’acheter et qui étaient tout juste sorties de l’usine de Bourges.

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Cet effort n’a pas été sans conséquence sur les armées occidentales elles-mêmes. Les livraisons ont lourdement impacté les stocks et provoqué une prise de conscience. La France, première puissance militaire de l’Union européenne, ne peut compter que sur 76 Caesar même si elle prévoit d’en posséder 109 dans dix ans. Il faut donc remplacer dans le parc français les canons envoyés en Ukraine. Puis honorer les nouvelles commandes de la France, mais aussi celles de la République tchèque, du Danemark, du Maroc et de la Belgique.

Car l’exportation est centrale dans le modèle hexagonal: «Il y a un ADN français lié à la notion de souveraineté et d’autonomie stratégique depuis soixante ans», nous explique le général Jean-Marc Duquesne, délégué général du Groupement des industries de l’armement terrestre (Gicat). «Cette intuition a été renforcée par la pandémie: on a bien vu ce que c’était, de ne plus être souverain, en matière de production de masques notamment. Pour maintenir cette souveraineté au niveau des équipements de l’armée française, on mise sur l’exportation afin de pouvoir allonger les séries et couvrir ainsi l’ensemble des besoins français malgré des commandes limitées. C’est la façon pour l’industrie de défense de diminuer le coût unitaire de ses équipements.» Et dans le domaine de l’artillerie et de l’armée de terre en général, la demande explose depuis un an. «Les conflictualités se développent dans le monde, il y a donc une crainte légitime de bon nombre de nos partenaires qui veulent s’armer vite, nous explique le général Duquesne. Cela montre l’importance de pouvoir répondre rapidement. Un des facteurs qui a permis aux Coréens de vendre du matériel à la Pologne, c’est qu’ils avaient des capacités de livraison rapide. Comme la Corée du Sud est un pays en guerre, elle détient des stocks et peut livrer très rapidement, des chars par exemple. Les Américains aussi possèdent des réserves importantes. Nous, en France, n’avions pas de stocks, nous étions en flux tendu.»

Les dividendes de la paix

Avec le retour en grâce des armes traditionnelles, parfois basiques, l’heure est à la prise de conscience. Le retour de la guerre de «haute intensité» en Europe implique de repenser les stratégies militaires et d’armement de ces dernières années. Les fabricants et l’armée française se trouvent face à un virage, Emmanuel Macron parlant de «révolution copernicienne du mode de conception des conflits». Un tournant qui impose de passer à une «économie de guerre» selon le président de la République, même si l’expression est abusive pour de nombreux observateurs. Le Ministère des armées françaises nous explique que le conflit en Ukraine a constitué «un bouleversement du contexte stratégique». La prochaine loi de programmation militaire française, dont on sait déjà qu’elle impliquera une augmentation d’un tiers des budgets, sera donc une législation de transformation, «qui doit faire passer les armées d’un modèle fait pour assurer des opérations dans des milieux où leur liberté d’action était forte, à une capacité d’évolution dans des environnements contestés.» Et le ministère de citer le président: «Nous devons être capables d’agir plus vite, d’être plus réactifs.»

Le général Jean-Marc Duquesne ne dit pas autre chose: «On a  tablé vingt-cinq ans sur ce qu’on appelait les dividendes de la paix [économies faites dans les budgets militaires à la suite de la chute de l’URSS, ndlr]. L’armée consacrait beaucoup d’argent à la recherche. Mais ce qui caractérise un conflit de haute intensité, c’est la forte consommation en munitions et en pièces ainsi que la quantité de matériel détruit. Dans la gestion de crise qui nous a occupés ces dernières années, il fallait gérer en priorité l’adhésion des populations, avec des frappes très ciblées provoquant peu de dégâts collatéraux. Il fallait une importante recherche technologique. Là, d’un seul coup, on nous demande de produire beaucoup plus dans des délais assez courts.»

Quels sont les aspects centraux et les caractéristiques de cette «économie de guerre» dont parle Emmanuel Macron? «Elle place la capacité de production au cœur de nos préoccupations, nous explique le Ministère des armées françaises. Il s’agit de produire vite et plus. Plusieurs leviers permettront d’atteindre cet objectif: la visibilité donnée aux industriels, qui doit permettre la constitution de stocks stratégiques, et la simplification des besoins, des produits et des vérifications.»

La France sait se défendre

Certains industriels n’ont pas attendu que les budgets soient validés pour accélerer la production de matériels prioritaires, comme le canon Caesar que l’on fabrique déjà plus vite et en plus grande quantité qu’auparavant. L’exemple de la société Nexter est particulièrement éclairant selon le ministère, l’entreprise étant passée d’un délai de production de trente mois à une vingtaine de mois. Des canons sont désormais conçus en flux continu alors qu’il y a quelques mois encore, on ne les fabriquait qu’à la commande. Par ailleurs, Nexter produisait 2 à 4 canons Caesar par mois jusqu’ici. Il entend passer à 6 par mois en 2023 et à 8 par mois en 2024.

Si la demande devait encore augmenter, il faudrait repousser les murs. «Quand elle est là, un industriel vous répondra toujours que rien n’est impossible», lance le directeur des ventes Alexandre Dupuy, qui envisagerait volontiers la construction de nouvelles infrastructures. Mais il faut aussi faire avec la crainte de se retrouver en surcapacité quand toutes les armées auront atteint leurs objectifs de densification.

En attendant, il a fallu drastiquement augmenter les cadences. A Bourges, certains secteurs sont passées au travail en rotation avec une organisation en deux-huit, voire trois-huit avec des équipes de nuit sur certains outils. L’industrie fait également face à des difficultés d’approvisionnement en matière première. Des groupes de travail ont donc été mis en place au niveau de la branche et de l’armée française pour trouver des solutions. Car «l’industrie de défense ne fait rien par elle-même, elle répond à des commandes de l’Etat, nous explique le général Duquesne. Les opérationnels militaires communiquent leur perception des menaces, la Direction générale de l’armement (DGA) transforme ce besoin en spécifications industrielles, et les fabricants  disent ce qu’ils peuvent faire.» Des industriels désormais sous pression et qui demandent que l’on sécurise la demande, car ils ont les mêmes contraintes de rentabilité que n’importe quelle entreprise privée. Le Ministère des armées s’y engage désormais: «Les industriels de défense auront, grâce à la loi de programmation militaire, une visibilité d’au moins sept ans sur les commandes des armées françaises. Ils pourront ainsi investir dans leur outil de production.»

Car les fabricants se plaignent d’avoir dû entamer le virage sur leurs fonds propres, notamment au niveau du stock de matière première, accumulée en prévision de cette explosion de la demande qu’ils ont vue venir. Des investissements qui ont leur équivalent côté main-d’œuvre. «Avant, quand il y avait des pics de charge, on régulait par de l’intérim, se souvient Alexandre Dupuy. Aujourd’hui, on doit sécuriser l’intérim en CDI sinon d’autres vont se servir. Il faut avoir suffisamment confiance en l’avenir pour le faire.» Le «besoin Caesar», avec ses commandes signées, a par exemple permis de doubler l’effectif des soudeurs en CDI à Bourges et d’augmenter de 35% le nombre de postes d’usineurs.

Du côté de ces employés, justement, l’attention nouvelle pour leur canon va de pair avec une fierté renouvelée d’être un maillon de la défense française, nous assure Stéphane Ferrandon, responsable du site de production. Il y a d’ailleurs très peu de grévistes dans le cadre de la mobilisation contre la réforme des retraites, nous explique-t-il. Olivier, qui monte les tubes des canons sur les autres pièces produites sur place, abonde dans ce sens: «Nous sommes fiers de fabriquer ce qui est devenu un produit phare de l’armement européen, témoigne-t-il. Si on en parle autant, c’est qu’il est intéressant et qu’il est bien fait.» Ce succès a-t-il des conséquences sur son travail au quotidien? «Maintenant que le produit est très utilisé sur le champ de bataille, il faut être encore plus méticuleux: c’est une arme de guerre mais, avant, elle avait surtout un rôle dissuasif. Là, malheureusement, les canons tirent beaucoup.» Une pression qui donne un sens nouveau à son travail. «Ca montre que la France sait se défendre. Le canon Caesar, ça veut aussi dire qu’en tant que Français, on est bien protégés.» L’ouvrier salue aussi «l’opportunité d’avoir davantage de collègues, de former des personnes et de partager notre savoir-faire».

De son côté, Louis, soudeur de 24 ans, en intérim depuis seize mois mais bien parti pour empocher un des prochains CDI, se sent moins concerné par l’objet fini: «Pour moi, c’est un produit comme un autre, je fais simplement des soudures sur une pièce. Mon travail, c’est que les pièces tiennent.»