Visite exclusive d'un dispositif que le CICR n'avait plus activé depuis la Deuxième Guerre mondiale
Guerre en Ukraine
AbonnéPour la première fois depuis la guerre de 1939-1945, le CICR a ouvert à Genève une centrale de recherche pour les proches des victimes de la guerre en Ukraine. Visite exclusive

«La prochaine fois que vous voyez mon mari, s’il vous plaît, dites-lui qu’hier notre bébé est né. Il pèse 3400 grammes et mesure 54 centimètres. Nous allons bien tous les deux et nous l’attendons.» Des messages comme celui de cette Ukrainienne à son mari militaire détenu, l’Agence centrale de recherches pour l’Ukraine (ACR) en reçoit chaque jour par dizaines. Alors que la guerre entre dans son neuvième mois avec son lot de victimes qui augmente chaque jour, une équipe du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) s’active à répondre aux familles de prisonniers de guerre ou de disparus civils qui tentent de retrouver leur trace. Devant l’ampleur de la tâche, un organe spécifique a été créé à Genève, au troisième étage d’un immeuble du quartier des organisations internationales. Une première depuis la Deuxième Guerre mondiale.
Inna Iashchenko partage son petit bureau avec deux collègues. Elle est au front office, celui qui reçoit les sollicitations écrites par e-mails, lettres, réseaux sociaux, ou par une visite en personne. Elle partage ce message d’une mère ukrainienne à la recherche de sa fille:
«Bonjour! S’il vous plaît, trouvez quelque chose sur mon enfant!!!
Je n’ai pas la force de rester dans le noir!!! Après que ma fille a quitté Azovstal [usine dans laquelle s’étaient retranchés des combattants ukrainiens] le 17 mai 2022 et a été envoyée au centre de détention d’Olenivka [prison où ont été transférés les combattants après leur reddition aux forces pro-russes], je ne sais rien d’elle. Je ne veux pas penser de mauvaises choses et bannir ces pensées de mon esprit. J’espérais qu’elle serait échangée, comme promis, mais ce n’est pas le cas. S’il vous plaît, trouvez au moins quelque chose sur ma fille, où elle est maintenant, comment est sa santé. Et si possible – sans la compromettre, pour que personne ne la voie ni ne l’entende – envoyez-lui un petit message pour lui donner la force de tenir encore un peu: «Maman a fait tout ce que tu as demandé.» Elle a quitté Marioupol il y a longtemps. J’ai hâte de te voir très bientôt! Tiens bon, ma belle fille – je suis avec toi! Je t’aime tellement! J’ai entendu dire que vous pouvez envoyer des messages courts de 25 mots maximum. Aidez-moi, s’il vous plaît!»
«Ce message montre les émotions d’une mère au plus profond de son cœur, explique Inna Iashchenko. On ressent comment ce conflit inflige des souffrances incompréhensibles pour tant de familles.» Inna Iashchenko est originaire de Kiev. Cette psychologue de formation vivait à Genève depuis trois ans lorsqu’elle a vu l’annonce du CICR pour recruter des collaborateurs parlant ukrainien et russe. En juin, elle a rejoint l’équipe de l’ACR qui compte aujourd’hui plus de 70 employés de 23 nationalités. «C’est ma façon de participer, de faire quelque chose.»
Des récits et des attentes «souvent très durs»
Depuis le début du conflit, le CICR a enregistré plus de 37 000 demandes d’informations. Plusieurs appels peuvent concerner un seul individu. Ils viennent essentiellement d’Ukraine. Mais l’agence en reçoit du monde entier, de Russie, d’Allemagne, du Canada. La diaspora ukrainienne est importante. Combien de combattants ukrainiens et russes sont-ils détenus aujourd’hui? Aucun chiffre n’est disponible. Le CICR ne communique pas, pour des raisons de confidentialité, et les Etats en conflit encore moins sur des informations qui sont d’ordre stratégique. Mais, rappelle Erika Oman Chappuis, responsable de la communication de l’ACR, les parties au combat ont l’obligation d’informer et de donner accès aux prisonniers de guerre comme le stipulent les Conventions de Genève. Un devoir qui n’est pleinement respecté par aucune des parties, selon le CICR, même s’il est avéré que les autorités ukrainiennes se montrent plus coopératives. Les forces pro-russes, refusent ainsi toujours l’accès à l’emblématique prison d’Olenivka dans le Donbass occupé.
Du front office au centre d’appels, il n’y a que quelques pas. Mais les deux entités sont strictement séparées. Pour protéger les employés. La charge psychologique peut être compliquée à gérer. Dans cette deuxième pièce, la dizaine de personnes qui sont en contact téléphonique avec les proches de disparus est confrontée à des récits et des attentes «souvent très durs». Sur la base des demandes d’information, les employés rappellent les requérants pour constituer un dossier. Il faut un nom, une date de naissance, le contact d’une tierce personne, l’indication d’une dernière localisation, d’un dernier appel. S’agit-il d’un civil ou d’un militaire, de quelle force armée? Il peut y avoir jusqu’à 600 demandes par jour si l’on ajoute les bureaux de Kiev et Moscou qui complètent le dispositif. La grande majorité des cas concernent des militaires. Toutefois, selon les ONG ukrainiennes des centaines, voir des milliers de civils ont aussi disparu dans les régions occupées par les pro-russes. «On enregistre tous les appels, pour la documentation et pour notre propre protection», explique Olga Masia, responsable d’équipe pour le russe.
L’«ultime bonne nouvelle»
Il y a ceux qui appellent tous les jours, souvent des personnes âgées. Il y a ceux, nombreux, qui se fâchent. «Ce n’est pas dirigé contre quelqu’un en particulier, note Louis Bernard Depuydt, un Belge russophone. Mais la frustration est grande en raison du manque d’informations. Il y a beaucoup de rumeurs et d’incompréhension. Et beaucoup d’attente envers le CICR auquel on attribue un pouvoir spécial, comme s’il pouvait résoudre tous les problèmes.» Et puis, il y a ce vieillard qui rappelle pour prier. «Tous les membres de sa famille sont morts, précise Louis Bernard Depuydt. L’important c’est l’écoute, qu’à la fin de la conversation, on apporte une forme d’espoir.» Or le CICR ne peut qu’indiquer s’il a vu ou non un détenu et transmettre un message. Il ne peut donner aucune autre précision, y compris sur les conditions de détention. Il y a enfin les cas «urgents». Par exemple, cette femme qui explique avoir perdu son mari lors de la première invasion russe de 2014, puis son fils aîné cette année, et qui vient d’apprendre que son dernier fils a été fait prisonnier. «On peut élever le niveau de recherches dans ces cas particuliers», indique Erika Oman Chappuis.
La troisième section de l’Agence centrale de recherches est celle des données. Elle regroupe une vingtaine de collaborateurs, des techniciens. Il s’agit là de mettre de l’ordre dans les milliers d’informations, de noms, de contacts. La confusion règne parfois entre le cyrillique russe et ukrainien pour identifier un individu, d’autant qu’un même nom (patronyme et prénom) peut apparaître plusieurs fois dans une même ville. La date de naissance est alors l’indicateur le plus important. Le CICR a fourni à ce jour plus de 9000 informations, soit aux autorités locales, soit aux familles directement. L’ACR a enregistré 4000 demandes de recherches. A l’ère du numérique et des réseaux sociaux, le CICR fait aussi office de source vérifiée de l’information. «Il arrive souvent que l’on nous demande des confirmations, explique Anastasia Kushleyko, responsable de la section russe. On nous fait plus confiance qu’aux autorités.» L’«ultime bonne nouvelle» est de pouvoir répondre à une mère qui cherche à confirmer la mort de son fils – sur la base de listes circulant sur Facebook – qu’il est en réalité encore vivant. Les messages transmis au CICR par les prisonniers de guerre sont souvent courts et adressés à leur mère: «Maman, tout va bien!»
«Passe-moi le numéro de grand-mère à Kiev»
Ce conflit divise tant de familles. Un exemple? Un prisonnier de guerre russe en Ukraine écrit à sa famille pour expliquer qu’il ne faut pas s’inquiéter car il sera bientôt libéré dans le cadre d’un échange de prisonniers entre Kiev et Moscou. Il ajoute à son message: «Par ailleurs, passe-moi le numéro de grand-mère à Kiev.» «Il est prisonnier de guerre dans le pays où vit sa grand-mère…», souligne Anastasia Kushleyko. Toutes les données qui aboutissent à ce bureau sont imprimées et archivées. Il s’agit parfois de photos ou de copies de documents d’identité. Elles le resteront pour les décennies à venir. Comme celles de la Première et Deuxième Guerre mondiale. Erika Oman Chappuis rappelle que l’idée d’une Agence internationale des prisonniers de guerre remonte à 1914. On la doit à Renée-Marguerite Frick-Cramer, qui sera la première femme à rejoindre le comité du CICR en 1918. L’ACR en est l’héritière. Sa notice, sur le site du CICR, indique qu’elle a milité, lors de la Seconde Guerre mondiale, en faveur d’une intervention contre les déportations commises par l’Allemagne nazie. Une proposition qui fut «rejetée par une partie importante du comité».
Les délégués du CICR ont pu visiter des «centaines de prisonniers des deux côtés». Mais on est loin du compte. Quelques échanges de prisonniers ont par ailleurs été organisés ces dernières semaines grâce à la médiation de la Turquie. «Malheureusement, à chaque échange, nous constatons que l’inaction du CICR a conduit à ce que nos prisonniers de guerre et otages civils soient quotidiennement torturés par la faim, par des électrochocs», regrettait mardi le chargé des Droits humain ukrainiens Dmytro Loubinets. La semaine dernière, par voie de communiqué, le CICR faisait part de sa «frustration» de ne pouvoir accéder à l’ensemble des prisonniers de guerre du conflit russo-ukrainien. Ses équipes sur le terrain sont prêtes depuis des mois à visiter tous les lieux de détentions, en particulier celui d’Olenivka, souligne-t-il. Mais «nous ne pouvons accéder par la force à des lieux de détention ou d’internement où nous ne sommes pas admis». L’organisation genevoise en appelle aux Etats et à la communauté internationale à agir pour faire respecter les conventions.
«C’est si douloureux de vivre… sans avoir de nouvelles et surtout sans savoir si mon fils est encore vivant ou pas. Je veux juste savoir s’il est vivant», explique à l’opératrice une mère appelant d’Ukraine ou de Russie. A Genève, on écoute, on n’interrompt pas. Cela peut durer 5 ou 45 minutes. «Chaque jour, on travaille avec l’espoir d’aider au moins une personne à retrouver l’être aimé», dit Tamila Nasyrova. Pour cette psychologue arrivée d’Ukraine en mars, c’est déjà beaucoup.
En quelques chiffres:
L’Agence centrale de recherches pour l’Ukraine (ACR) a été créée au mois de mars.
Elle investigue le sort de 21 000 personnes.
Elle a fourni des informations à 3000 familles.
Elle a enregistré 4000 demandes de recherches.
Son travail est soutenu par 39 sociétés nationales de la Croix-Rouge et par 18 délégations du CICR.