La confidence vient d’un financier établi à Genève, qui est en lien direct avec les milieux bancaires de Russie. Voilà des mois, dit-il, que German Gref, le président de la Sberbank, se plaint de ne plus avoir accès à Vladimir Poutine. Ancien ministre de l’Economie, patron de la plus grande banque du pays, German Gref trouvait toujours portes ouvertes au Kremlin. Ce n’est plus le cas: le président russe ne répond plus. Même à ceux qui étaient considérés comme ses principaux soutiens.

Pour autant qu’on puisse en juger, la guerre lancée par Vladimir Poutine ne se déroule pas selon ses plans. La population ukrainienne résiste, l’Union européenne se ressaisit, la Chine hésite, l’armée russe donne tous les signes de multiplier les erreurs militaires. Mais y a-t-il seulement un plan établi de la part de Poutine?

Implacable mise en scène

Depuis que le chef du Kremlin annonçait sa guerre pour «dénazifier» l’Ukraine, dans un discours-fleuve enregistré et retransmis la nuit du 24 février, son isolement est apparu en pleine lumière. Sur qui s’appuie désormais Vladimir Poutine? Pour faire quoi? L’héritage de Vladimir Lénine lui-même, le fondateur de la Russie communiste, a été lourdement renié, de manière détaillée, presque avec dédain. Reste la communication directe avec l’époque impériale, au mépris des peuples et de l’histoire de ces dernières décennies. Une vision, il est vrai, parsemée aussi de méthodes qui font immanquablement penser aux heures staliniennes.

Staline? Il n’aurait sans doute pas désapprouvé l’implacable mise en scène, orchestrée par Poutine à l’heure de réunir son Conseil national de sécurité, qui lui laissait le champ libre pour annoncer la reconnaissance de l’indépendance de Donetsk et Lougansk, les deux régions séparatistes de l’est de l’Ukraine. Le terrible embarras de Sergueï Narychkine, directeur des services des renseignements extérieurs et ancien président du parlement, est encore dans toutes les mémoires. Chaque mot énoncé pouvait être mal interprété par un Vladimir Poutine visiblement impatient; le puissant homme politique Narychkine en tremblait. Mais il s’agissait surtout de forcer chacun des membres de ce conseil – qui, à lui seul, incarne l’autorité de l’Etat – à s’engager. A démontrer publiquement qu’il soutenait la vision et les décisions du chef.

L’exercice a été ensuite renouvelé, à l’identique, avec les principaux hommes d’affaires du pays. Conclusion de Galina Ackerman, une historienne franco-russe depuis longtemps critique du Kremlin: «Ce sont les mêmes méthodes qu’utilisait Staline, lorsqu’il faisait cosigner les ordres de mise à mort par les autres membres du Politburo, afin de les rendre complices de ses crimes.»

Ce climat de quasi-terreur ne s’arrête pas aux murs du Kremlin. Selon un sondage récent effectué par le Centre Levada, plus de la moitié des Russes craignaient, avant même le début de «l’opération militaire spéciale» en Ukraine, le déclenchement d’une répression massive en Russie. Ils sont presque six sur dix à s’attendre à être arrêtés arbitrairement ou à subir des ennuis graves de la part des autorités. Les chiffres n’avaient jamais été aussi hauts depuis 1994.

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Centralisation à tout crin

Arrivé au pouvoir pour ramener l’ordre, et pour mettre fin «aux années du chaos» qui avaient suivi l’effondrement de l’Union soviétique (ce qu’il a fait avec un certain succès), Vladimir Poutine aura eu plus de vingt ans pour centraliser tout ce qui pouvait l’être au sein de la Fédération russe, mais aussi pour contrer tout bourgeon de contre-pouvoir, que ce soit au sein de la douma (le parlement), des partis politiques ou de la justice. Même les oligarques semblent désormais écartés, à l’image du banquier German Gref ou encore du financier Mikhail Fridman, considéré par le Financial Times comme «l’un des hommes les plus riches de Russie», et qui s’est timidement montré «convaincu que la guerre ne peut jamais être la réponse».

Poutine a-t-il fini par s’entourer de gens incapables de s’opposer à un chef retranché derrière les murs du Kremlin et devenu imperméable à la réalité? «Vous comprenez, Poutine en a marre, commentait il y a quelques jours avec sarcasme Vladimir Pastukhov, politiste et chercheur à l’University College London. Vous voyez, il a une très haute estime de lui-même, et c’est naturel. Si on m’avait dit pendant vingt ans d’affilée que j’étais génial… moi aussi j’aurais cru que j’étais le plus grand», estimait-il sur les ondes de la radio Echo de Moscou.

Echo de Moscou cesse d’émettre

Entre-temps, comme pour finir de donner raison à l’analyste, Echo de Moscou a été obligée mardi de cesser ses émissions. Les autorités russes ont interdit aux médias d’utiliser des informations autres que celles fournies par le Kremlin, l’armée ou les différents ministères. Aucune de ces instances n’a encore reconnu l’invasion en cours de l’Ukraine, la réduisant à simple «opération» limitée à la seule région du Donbass.

Vladimir Poutine a toujours affiché avec fierté le fait qu’il n’utilisait pas internet. L’opération la plus emblématique de l’armée russe à Kiev a été, lundi, de détruire la tour de la télévision ukrainienne. Comme une volonté, de la part de Vladimir Poutine, de rendre 40 millions d’Ukrainiens aussi isolés qu’il l’est devenu lui-même.

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