Yves Rossier: «La Russie est prisonnière de sa logique d’escalade»
Ukraine
AbonnéAncien ambassadeur suisse à Moscou, Yves Rossier juge sévèrement la décision russe de reconnaître les républiques séparatistes dans l’est de l’Ukraine mais ne croit pas à une invasion massive. Interview

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Ambassadeur suisse à Moscou de 2017 à 2020, Yves Rossier a rencontré à plusieurs reprises le président russe Vladimir Poutine. Auparavant secrétaire d’Etat, il connaît aussi bien l’Ukraine. Après avoir quitté avec fracas le Département fédéral des affaires étrangères en 2021, il est aujourd’hui conseiller financier indépendant. Rencontre.
Le Temps: Comment qualifiez-vous l’étape franchie par Vladimir Poutine lundi soir?
Yves Rossier: Le président russe fait monter la pression pour obtenir ce qu’il réclame de longue date, à commencer par la garantie que l’Ukraine ne fasse pas partie de l’OTAN et que les troupes de l’Alliance atlantique ne soient pas aux frontières de la Russie. Mais, en reconnaissant l’indépendance des républiques séparatistes du Donbass, Moscou complique la satisfaction de ces revendications et éloigne encore davantage les Ukrainiens de la Russie. De la même manière, l’OTAN est aujourd’hui revigorée, alors que le président français Emmanuel Macron estimait en 2019 qu’elle était en «état de mort cérébrale». La Russie est prisonnière de sa logique d’escalade. Ses actions vont à l’encontre de ses objectifs.
Dans l’immédiat, la reconnaissance des deux républiques ne change pas fondamentalement la donne sur le terrain. La Russie avait déjà accès militairement aux deux territoires
Le processus de paix pour résoudre le conflit dans l’est de l’Ukraine est-il définitivement enterré?
La reconnaissance des deux républiques séparatistes est en totale contradiction avec les accords de Minsk, car ils postulent un maintien de ces deux régions au sein de l’Ukraine tout en prônant une certaine autonomie. Il faut dire que les Ukrainiens n’ont jamais été enthousiastes à l’égard de ces accords et le parlement n’était pas prêt à accorder ce statut d’autonomie. Ils avaient été signés quand l’Ukraine était en position de faiblesse avec une armée bien moins performante qu’actuellement. Mais, en se retirant des accords de Minsk, Moscou ne peut plus reprocher à l’Ukraine de ne pas les respecter. On peut imaginer que Moscou puisse un jour revenir en arrière dans le cadre d’un règlement global sur la sécurité européenne mais cette éventualité s’est éloignée.
Des troupes russes sont d’ores et déjà rentrées pour «maintenir la paix» dans les républiques séparatistes. Est-ce le prélude à une invasion du reste de l’Ukraine?
Je continue à ne pas croire à une invasion massive de l’Ukraine, qui est avec ses 40 millions d’habitants un bien trop gros morceau pour la Russie. Certes, l’équilibre des forces militaires est clairement en faveur de Moscou, mais une invasion serait très coûteuse pour la Russie en pertes humaines, mais aussi à cause des sanctions économiques qui ne manqueraient pas d’être décidées par les Américains et les Européens. Dans l’immédiat, la reconnaissance des deux républiques ne change pas fondamentalement la donne sur le terrain. La Russie avait déjà accès militairement aux deux territoires. Cette présence est désormais ouverte, officiellement pour protéger les républiques. Mais on imagine mal l’Ukraine se lancer à leur reconquête. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky fait preuve d’un sang froid remarquable.
La Russie a annexé la Crimée en 2014 et a soutenu les séparatistes dans l’est de l’Ukraine, dont elle reconnaît aujourd’hui l’indépendance avant peut-être d’acter leur rattachement à la Russie. Quelle pourrait être la prochaine étape de cette stratégie de grignotage?
Le grignotage vise précisément à absorber de petits morceaux. L’annexion de la Crimée, en raison de son caractère et de son passé russes, était relativement aisée. On ne saura jamais si le résultat du référendum sur le rattachement à la Russie aurait été différent s’il avait pu se tenir dans des conditions apaisées. Dans les autres régions, c’est une autre histoire. Même si le sentiment national ukrainien est relativement récent, il date du XIXe siècle, il a été dopé par les actions russes depuis 2014. Les russophones ne sont pas automatiquement favorables à la Russie. Un peu comme les Suisses romands qui ne désirent pas pour autant être Français.
Dans son discours de lundi, Vladimir Poutine remet en question l’idée même d’une nation ukrainienne. N’est-ce pas lourd de menaces?
Quand j’étais ambassadeur à Moscou, j’ai été frappé chez mes interlocuteurs par leur conception très essentialiste de la nation. Pour eux, les grandes nations, comme la Russie, la France ou l’Allemagne, ont toujours existé et sont éternelles. Selon cette vision, la Russie est née à Kiev et l’Ukraine, une jeune nation comme la Suisse, fait partie de la nation russe. Mais cette lecture relève davantage du mythe que de la réalité historique. Elle est aussi paradoxale, car la Russie est elle-même un pays très divers et qui a évolué au fil des siècles. Surtout, il appartient aux Ukrainiens de décider pour eux-mêmes. La Russie les considère comme des petits frères mais brandit des moyens militaires, encore un paradoxe.
Dans le contexte actuel, un statut de neutralité pour l’Ukraine peut-il encore être une solution?
Avec les derniers événements, la neutralité est devenue un gros mot en Ukraine. Elle résonne comme un lâchage de la part des soutiens étrangers du pays. Même si objectivement, de par sa situation géographique, une neutralité de l’Ukraine serait une bonne solution. Historiquement, les autres pays neutres en Europe, comme la Suisse, l’Autriche ou la Finlande s’en sont bien tirés, même si ce statut leur a été imposé par les grandes puissances. Pour être effective, la neutralité doit être garantie par les puissances. Les Belges se sont déclarés neutres pendant les deux guerres mondiales mais cela ne les a pas empêchés d’être envahis.