Il faut entendre Zineb El Rhazoui raconter son quotidien. En 2016, nous l’avions rencontrée dans les locaux de son éditeur, Ring, pour un grand entretien paru dans L’Hebdo. Son titre? «Les musulmans doivent accepter que l’islam n’est pas une religion merveilleuse». Deux ans après, ce 7 janvier 2019 sera de nouveau pour elle comme une épée plantée dans son cœur de journaliste, de femme et de polémiste: «Un mal profond continue de ronger la société française, explique-t-elle. L’islam reste un sujet tabou. En parler, poser des questions, oser remettre en cause ses dogmes religieux, c’est s’exposer aux pires menaces. J’en sais quelque chose…»

Une vie-forteresse

A 36 ans, Zineb El Rhazoui ne descend jamais d’une voiture sans que l’un de ses gardes du corps ait préalablement repéré les alentours. Une vie-forteresse, que l’ancienne rédactrice de Charlie refuse de voir se transformer en étouffoir. L’écrivain, diplomate et militant Stéphane Hessel avait l’habitude de dire qu’«une vie sauvée doit à nouveau être risquée». La journaliste franco-marocaine, auteure de Détruire le fascisme islamique (Ed. Ring), l’a pris au mot. Elle se trouvait à Casablanca le 7 janvier 2015, lors de l’attaque à la kalachnikov des frères Kouachi, tués deux jours plus tard par la police tandis que l’assaut était donné, parallèlement, contre le preneur d’otages de l’Hyper Cacher, Amedy Coulibaly. Sa première réaction reste celle d’aujourd’hui: «L’islam ne doit pas être une cage. Ma mère est Française mais j’ai grandi au Maroc. J’ai été assignée à la communauté des musulmans. Ouvrons les yeux: on ne peut pas tout commettre au nom de l’islam. Les attentats continuent. On trouve encore de jeunes Français musulmans prêts à se faire sauter ou à tuer gratuitement, soi-disant au nom de l’Etat islamique. Alors, quatre ans après la mort de Wolinski ou de Cabu, peut-on continuer de baisser la tête?»

L’après-Charlie est une bataille. Une lutte de tous les instants que Zineb mène avec rage. «Elle est comme consumée par le sujet, raconte une journaliste d’Europe 1 qui l’a récemment reçue sur le plateau de la radio. Elle continuait de nous mettre en garde une fois les micros coupés. Elle pense vraiment que nous baissons les bras devant une menace toujours présente, qu’elle vit dans sa chair, parce que protégée en permanence.» Affairée à faire diner sa fille de trois ans, l’intéressée confirme.

En janvier 2015: Tarek Oubrou: «Les tueurs de Charlie Hebdo ont profané la mémoire de notre prophète»

«Trop de voix cèdent à la dictature intellectuelle imposée par l’islam»

Elle ne déteste pas le tollé provoqué par la publication de ses livres chez Ring, un éditeur dont l’un des auteurs fétiches, Laurent Obertone, dénonce depuis des années une guerre civile à venir en France. En 2016, ce fut Treize, recueil de témoignages de treize témoins de l’attentat. En 2017 Détruire le fascisme islamique. Un prochain ouvrage est en préparation: «Qui est prêt à dire maintenant aux musulmans: vous devez arrêter ça? C’est votre responsabilité d’empêcher les prochains massacres comme celui de Charlie? Qui? La société française a des lois. Les musulmans sont respectés, protégés, et c’est normal. Mais l’islam a des devoirs vis-à-vis de la société. Ce ne doit pas être une religion au-dessus des lois. Au moins, un éditeur comme Ring pose ces questions. En fait, tout le monde devrait les poser. Trop de voix cèdent à la dictature intellectuelle imposée par l’islam.»

Elle n’est pas revenue rue Nicolas-Appert où se trouvaient les locaux de Charlie Hebdo lors de l’attaque du 7 janvier 2015 (12 personnes tuées, 11 blessées). Aujourd’hui, juste à proximité sur le boulevard Richard-Lenoir, une plaque y honore la mémoire du policier musulman Ahmed Merabet blessé, puis achevé à terre par les frères Kouachi. Retirée en décembre pour y ajouter son nouveau grade concédé à titre posthume, elle a été replacée le 26 décembre, au lendemain de Noël. A ses côtés, les policiers qui la protègent gardent en mémoire la mort, dans la salle de rédaction criblée de balles, de leur défunt collègue Franck Brinsolaro, garde du corps de Charb, le directeur de l’hebdomadaire, lui aussi assassiné. Trois ans après, leur disparition mine les vies des rescapés. «Pourquoi et comment continue-t-on à vivre? Je n’en sais rien», répète sans cesse le journaliste-écrivain Philippe Lançon, ancien de Charlie, gravement blessé le 7 janvier 2015 et auteur de Lambeau (Ed. Gallimard) récompensé en 2018 par le Prix Femina.

Un billet de blog: Charlie-Hebdo et les Lumières

Le choix de parler

Zineb El Rhazoui a choisi, elle, de parler. Elle rajuste son élégant tailleur noir à col blanc. Nous l’attendons avec quelques autres journalistes au sortir d’une chaîne de télévision. Sa volonté de parler est intacte. Son escorte fait le vide autour d’elle. «Je suis tellement sollicitée que j’oublie beaucoup de choses. N’hésitez pas à me joindre après 21 heures ou tard le soir» confie-t-elle, juste avant de boucler cet article.

Elle est l’une des femmes les plus protégées de France. Elle dit se battre pour sa fille, née après les attentats de 2015. Un confrère l’interroge sur la sortie, voici quatre ans, pile le jour de l’attentat contre Charlie, de Soumission (Ed. Flammarion), le roman de Michel Houellebecq qui racontait l’islamisation «ordinaire» de certains milieux intellectuels français. Aujourd’hui, le dernier opus de l’écrivain, Sérotonine, sorti ces jours-ci, préfigure la colère des «gilets jaunes». Une actualité chasse l’autre? «Le bilan de ces quatre années, c’est la menace de mort qui pèse toujours sur moi répond Zineb El Rhazoui. A-t-elle disparu? Non. De nombreux musulmans prennent-ils ma défense? Non. Charlie vit sous haute protection. Sa rédaction est de plus en plus seule à revendiquer une laïcité intransigeante. Face à cet islam-là, nous sommes dos au mur». Zineb aura 37 ans dans quelques jours. L’après Charlie est le plus dur des combats.