Le 25 mars 2017, l’UE fête les 60 ans du Traité de Rome, texte fondateur du projet européen aujourd’hui mis à mal par le Brexit et la montée des populismes. À cette occasion, nous republions notre grande série de l'été 2016 sur la manière dont la Confédération helvétique a nourri le projet de fédération européenne.


«Dans ce coin de terre privilégié qu’est le haut Léman, deux congrès viennent de siéger: celui des fédéralistes mondiaux et celui de l’union européenne des fédéralistes…» 

Le 4 septembre 1947, le quotidien français Le Monde consacre une de ses manchettes aux «réunions de Montreux». L’immédiat après-guerre, vu de Paris, a déjà une odeur de Guerre froide tant la cohabitation entre le Parti communiste, les puissants syndicats ouvriers et les autres partis de gouvernement vire à l’affrontement sans merci. Le 5 mai, le président socialiste du Conseil, Paul Ramadier, a congédié les ministres du PC et mis fin au «tripartisme» qui, depuis la Libération, voyait gauche et centre droit gouverner ensemble.

Les souvenirs de Bénédict de Tscharner.

«On ne peut pas distinguer l’élan fédéraliste européen de l’époque de ce climat politique déjà délétère entre les pro et les anti-Moscou», explique, 70 ans après, l’éminent diplomate suisse Bénédict de Tscharner. La grande salle de bal du Montreux Palace n’est donc pas, en clair, seulement le théâtre d’une assemblée d’idéalistes désireux de cicatriser au plus vite les blessures du second conflit mondial. «Washington a mis beaucoup d’énergie et d’argent pour faire émerger et prospérer ces mouvements», poursuit notre interlocuteur, qui effectua son premier stage au sein du Mouvement européen suisse à Bâle, animé par le professeur Hans Bauer.

Une des sources d’inspiration des congressistes de Montreux, réunis autour de personnalités comme le Français Alexandre Marc, est le fameux discours prononcé par Winston Churchill à l’Université de Zurich, le 19 septembre 1946. On connaît la teneur de cet appel du vieux lion britannique, grand perdant des élections législatives de juillet 1945 face au leader travailliste Clement Attlee. «Je voudrais vous parler de la tragédie de l’Europe, ce continent magnifique qui comprend les plus belles et les plus civilisées parties de la terre», a-t-il rugi d’emblée. Avant d’avertir: «Il y a un moyen de parer aux horreurs du passé si la majorité de la population de nombreux Etats le voulait […]. Toute la scène serait transformée comme par enchantement et en peu d’années, l’Europe vivrait aussi libre et heureuse que les Suisses le sont aujourd’hui»…

Ce moyen? «Edifier une sorte d’Etats-Unis d’Europe […]. Pourquoi n’y aurait-il pas un groupement européen qui donnerait à des peuples éloignés l’un de l’autre le sentiment d’un patriotisme plus large et d’une sorte de nationalité commune? Et pourquoi ce groupement ne devrait-il pas occuper la place qui lui revient et contribuer à diriger la barque de l’humanité?» Tout en réitérant la spécificité du Royaume-Uni et de son Commonwealth, Churchill attise la mèche fédéraliste allumée, depuis la défaite du nazisme, par de nombreuses initiatives.

Un parfait trait d’union

A Hertenstein (LU), sur les rives du lac des Quatre-Cantons, un premier congrès rassemble, au moment même du discours de Sir Winston, une première poignée de fédéralistes. Il accouche d’un document fort de «douze thèses», dont le contenu inspirera largement, presque deux ans plus tard, le fameux Congrès de La Haye qui donnera naissance au Mouvement européen. A Gstaad, le comte Coudenhove-Kalergi, aristocrate tchèque exilé aux Etats-Unis durant la guerre, puis établi en Suisse, rêve déjà d’un futur parlement européen. Le rendez-vous de Montreux est un parfait trait d’union. Preuve de la vitalité politique du moment, trois congrès squattent, en ce même mois d’août 1947, les chambres avec vue sur le lac et les bonnes tables de la ville: celui des fédéralistes mondiaux, celui du Réarmement moral basé à Caux (VD) et celui des fédéralistes européens.

«La Suisse germe durant ces années-là d’une formidable effervescence politique proeuropéenne, confirme le professeur genevois Dusan Sidjanski, disciple de l’écrivain Denis de Rougemont présent, lui, au Montreux Palace. Il y avait une confiance dans le modèle helvétique comme solution aux maux nationalistes du continent.» Le tout, souligne Le Monde, dans une ambiance désuète, digne de l’avant-guerre: «L’atmosphère ouatée des débats montreusiens, la pleine correction vestimentaire, l’air grave des visages… tout disait les traditions, les épreuves, les cultures de la Vieille Europe qui veut persévérer dans son être.» Le quotidien créé en 1944 par Hubert Beuve-Méry pour redresser la France va jusqu’à persifler: «On eût dit qu’au bord du Léman se réunissait un petit sénat patricien.»

Une «fédération européenne»

N’empêche: Montreux va compter. Notamment parce que la question du redressement indispensable de l’Allemagne y a été posée noir sur blanc, selon le Journal de Genève, par l’ancien président de la Confédération, le radical Marcel Pilet-Golaz, qui a quitté le Conseil fédéral en décembre 1944. Dans son discours remarqué, le politicien vaudois a osé défendre la cause de Berlin, après avoir été si contesté durant la guerre pour sa défense d’une neutralité trop favorable au Troisième Reich. Son texte parle, pour la première fois, d’une «fédération européenne, seule capable de garantir la paix avec, en son sein, une Allemagne reconstruite qui, de même que les autres nations, devra renoncer à une partie de sa souveraineté au profit de la future organisation commune».

On croirait la formule dictée par Churchill et par celui qui, à Washington, tire les ficelles des relations entre l’Amérique et le Vieux Continent: l’homme d’affaires et diplomate Allen Dulles, chef de station de l’OSS (Office of Strategic Services, l’ancêtre de la CIA démantelé à l’automne 1945) à Berne durant la guerre. «Les fédéralistes suisses et européens allaient main dans la main. Les destins de la Suisse et de l’Europe occidentale paraissaient impossibles à dissocier», poursuit Bénédict de Tscharner, auteur de Suisse-Europe, portrait d’une relation complexe (www.suisse-en-europe.ch).

Montreux est l’antichambre d’une folle ambition qui débouchera, en mai 1949, sur la création du Conseil de l’Europe. Le comte Coudenhove-Kalergi, formé par l’ancien ministre français des Affaires étrangères Aristide Briand, l’un des pères de la Société des Nations, croit comme son mentor au désarmement et au pacifisme, malgré la leçon d’horreur charriée par le fascisme et par le communisme. «Lorsqu’on vit dans le cauchemar quotidien, on est d’autant plus désireux de s’en évader et de se bercer de beaux rêves. Et plus le présent est sombre, plus s’affirme la foi dans un avenir meilleur», explique-t-il dans une réponse au Bâlois Hans Bauer, qui a longuement cité la Confédération en exemple.

Le spectre de Moscou

Sauf que les sommets des Alpes, face aux baies vitrées du Montreux Palace, préfigurent, en barrant l’horizon des congressistes attablés en terrasse, cet obstacle infranchissable qui va bientôt diviser l’Europe: le mur du communisme et de la domination soviétique. Ce «rideau de fer» contre lequel Winston Churchill – toujours lui – a mis en garde quelques semaines avant son discours de Zurich, au Westminster College de l’Université de Fulton (Missouri), alertant l’audience sur «toutes ces villes célèbres, toutes ces nations soumises au contrôle totalitaire de Moscou».

La suite intervient au Congrès de La Haye (Pays-Bas), du 7 au 10 mai 1948, à nouveau sous la présidence… de l’ancien premier ministre britannique qui retrouvera son 10 Downing Street de 1951 à 1955. La cheville ouvrière de cette réunion est un vétéran de Montreux, Hendrik Brugmans, porte-parole du gouvernement néerlandais en exil à Londres durant la guerre. Son discours, au bord du Léman, fit de lui le candidat naturel au poste de premier président de l’Union européenne des fédéralistes. Denis de Rougemont a aussi fait le déplacement. Une photo le montre derrière Churchill, alors que ce dernier, chaudement applaudi, semble essuyer une larme. L’Europe, après avoir tant pleuré, veut réapprendre à espérer.


«Témoin de l’Europe, la Suisse l’est dans tous les sens du terme»

Plus qu’une fresque historique, le roman d’une passion: au fil des archives photographiques et documentaires, l’inextricable relation entre la Suisse et le destin de l’Europe depuis l’après-guerre apparaît bien loin des tentations de repli d’aujourd’hui.

Quel fossé entre l’idéalisme actif de l’Union des fédéralistes européens qui se réunissent en août 1947 à Montreux et la volonté de désengagement trahie par le vote de l’initiative «Contre l’immigration de masse» du 9 février 2014, dont les conséquences politiques et institutionnelles polluent plus que jamais les relations entre Berne et Bruxelles! Quelle leçon, surtout, que cette plongée dans le passé pour comprendre combien la Suisse fut et reste un irremplaçable «témoin de l’Europe» dont le récit mérite mieux que des analyses juridiques étroites et des calculs comptables à courte vue!

Un «roman vrai»

Ce roman vrai que nous avons choisi de raconter dans cette série d’été richement illustrée en clichés, en documents et archives n’aurait pas été possible sans le concours de deux institutions indissociables du débat sur l’avenir du continent depuis les années cinquante. D’abord le Centre européen de la culture basé à Genève, porté encore aujourd’hui à bout de bras par deux disciples de Denis de Rougemont: Dusan Sidjanski et François Saint-Ouen. Ensuite la Fondation Jean Monnet de la Ferme de Dorigny, à Lausanne, présidée par l’Irlandais Pat Cox et dont le directeur Gilles Grin a repris le flambeau de son fondateur: le professeur Henri Rieben:

C’est à cet universitaire vaudois, auteur d’une thèse remarquée sur les «maîtres de forges» en 1955, que Jean Monnet légua vingt ans plus tard l’intégralité de ses archives. Le Temps y a, pour vous, visité les salles souterraines climatisées où la mémoire de l’intégration communautaire est entreposée, classée et enrichie de centaines d’heures d’entretiens vidéo. Le roman vrai de l’histoire du Comité d’action pour les Etats-Unis d’Europe que fonda Jean Monnet, mais aussi celui du marché commun puis de l’Union européenne, déroule ses chapitres derrière les portes blindées du campus de Dorigny.

Une exception suisse «ambiguë»

Ce récit de la Suisse, témoin de l’Europe, est, enfin, nourri par l’actualité. En particulier lors de deux épisodes que nous vous raconterons par le menu en fin de semaine, depuis leurs coulisses jusque-là restées dans l’ombre: le référendum du 6 décembre 1992 et le «nein» à l’Espace économique européen, puis l’approbation, dix-huit ans plus tard, en mai 2000, du premier paquet d’accords bilatéraux avec l’Union.

Le premier de ces épisodes marqua l’implacable victoire du tribun zurichois Christoph Blocher, et la naissance en Suisse d’un populisme anti-européen dont le Brexit britannique est le dernier avatar en date. Le second donna naissance à cette exception suisse «ambiguë» que les «Brexiters» victorieux rêvent de répliquer demain pour le Royaume-Uni. «Témoin de l’Europe, la Suisse l’est dans tous les sens du terme», titrait Le Monde en novembre 1964. Notre série historique et journalistique en apporte la preuve.


Les acteurs

Winston Churchill. Né le 30 novembre 1874. Premier ministre britannique de 1940 à 1945, puis de 1951 à 1955. Décédé le 24 janvier 1965.

Richard Coudenhove-Kalergi. Né le 16 décembre 1894 à Tokyo (Japon). Homme politique tchèque naturalisé français en 1939. Premier défenseur d’un parlement européen. Président de l’Union paneuropéenne. Décédé en juillet 1972.

Marcel Pilet-Golaz. Né le 31 décembre 1889. Homme politique radical vaudois. Conseiller fédéral de décembre 1928 à décembre 1944. Mort en 1958.

Max Petitpierre. Né le 26 février 1899. Homme politique radical neuchâtelois. Conseiller fédéral de décembre 1944 à juin 1961. Beau-frère de Denis de Rougemont. Accueille Churchill à Zurich en septembre 1946. Défend une «neutralité active». Mort en mars 1994.

Hendrik Brugmans. Né le 13 décembre 1906. Homme politique néerlandais. Premier recteur du Collège d’Europe de Bruges. Présent au Congrès de Montreux. Premier président de l’Union des fédéralistes européens. Mort en mars 1997.


Sur le Web

Cette série d’articles est enrichie de documents d’archives et de photos fournis notamment par la Fondation Jean Monnet, le Centre européen de la culture (voir ci-dessus), le Journal de Genève et la Gazette de Lausanne (www.archivesletemps.ch). Le Monde nous a également ouvert l’accès
à ses archives: www.lemonde.fr.

Dossier électronique sur Churchill et la Suisse:
www.dodis.ch/fr/dossiers-thematiques/e-dossier-50-jahre-tod-churchills