Plus d’une semaine après que la Turquie a abattu un avion de chasse russe à la frontière syrienne, le Kremlin ne décolère pas et provoque l’escalade. Non content d’allonger chaque jour la liste des sanctions économiques – lourdes, certes, mais assez classiques dans ce genre de crise –, Moscou veut toucher une corde autrement plus sensible. Le président Vladimir Poutine accuse Ankara de soutenir l’Etat islamique (EI), en achetant son pétrole.

Lundi, Vladimir Poutine avait affirmé avoir «toutes les raisons de penser que la décision d’abattre [l’avion russe] a été dictée par la volonté de protéger les chemins d’acheminement de pétrole vers le territoire turc», pétrole qui constitue l’une des principales sources de financement du groupe djihadiste. Mardi, le vice-ministre russe de la Défense, Anatoli Antonov, est revenu à la charge, en s’attaquant très personnellement au président turc. «Le principal consommateur de ce pétrole volé à ses propriétaires légitimes, la Syrie et l’Irak, s’avère être la Turquie. D’après les informations obtenues, la classe dirigeante politique, dont le président Erdogan et sa famille, est impliquée dans ce commerce illégal», a asséné l’officiel russe.

Recep Tayyip Erdogan se trouve donc sommé, chaque jour depuis une semaine, de nier «les calomnies russes», et de mettre sa démission en jeu si ces accusations étaient avérées. Dans le même temps, il continue de plaider l’apaisement et de souhaiter un entretien avec son homologue russe. Entretien que Vladimir Poutine ne daignera lui accorder que «lorsque la Turquie présentera des excuses», a fait savoir l’intéressé. L’homme fort de Turquie est donc sur la défensive, une position dont il n’a pas l’habitude.

«On a l’impression que la Russie, de manière tout à fait consciente et calculée, cherche à accroître les tensions en appuyant là où cela fait mal», constate Fatih Özbay, chercheur à l’Institut stratégique Hazar, spécialiste des relations russo-turques: «Au moment où les alliés occidentaux de la Turquie l’appellent à s’impliquer davantage dans la lutte contre l’EI et à contenir les flux de réfugiés, Moscou fait tout pour nuire à son image en la présentant comme un pays qui soutient le terrorisme.» En clair: comme un allié imprévisible et ambigu.

«Peu importe que certaines allégations des Russes ne soient pas très crédibles et qu’ils n’en apportent pas la preuve. Leur stratégie pourrait d’autant mieux fonctionner qu’Erdogan souffre déjà, depuis deux ans, d’une image négative à l’étranger», renchérit Behlül Özkan, professeur de relations internationales à l’Université Marmara. Selon ce spécialiste, les joutes verbales des derniers jours ne sont «que la pointe de l’iceberg». «L’affaire de l’avion russe a porté au grand jour la guerre indirecte que mènent Moscou et Ankara en Syrie, où ils soutiennent et arment des groupes opposés», souligne Behlül Özkan. Et d’ajouter: «Le message de Poutine à Erdogan est clair: retire tes mains de la Syrie!»

Mais jusqu’à quand – et jusqu’où – les deux capitales pourront-elles soutenir l’escalade? Après la dernière salve russe, mardi, Recep Tayyip Erdogan a pris pour la première fois un ton menaçant. «Si la réaction disproportionnée de la Russie devait se poursuivre, nous serions dans l’obligation de prendre nos propres mesures», a-t-il affirmé, sans plus de précisions. Qu’insinuait-il? «Difficile à dire, mais Erdogan sent bien qu’il a affaire à plus fort que lui, estime Behlül Özkan. C’est une chose de faire les gros bras face à Israël, à la Syrie de Bachar el-Assad ou à l’Egypte de Sissi, comme il l’a fait ces dernières années. C’en est une autre d’affronter la superpuissance russe… En fait, la Turquie ne peut pas faire grand-chose contre la Russie, alors que la Russie pourrait encore faire beaucoup de mal à la Turquie», affirme ce spécialiste. Par exemple? «En armant les Kurdes de Syrie», la hantise d’Ankara, qui redoute qu’ils ne fondent un État à ses portes.