Face aux terroristes, les polices européennes sont plus que jamais mises à l’épreuve
Attentats
Les attentats de Bruxelles, quatre mois après ceux de Paris, démontrent que les réseaux terroristes implantés en Europe sont protéiformes. Les failles de l’espace Schengen et de la collaboration entre polices se retrouvent au cœur du débat. La Suisse est concernée

11h30, ce mardi 22 mars: le ministre français de l’Intérieur Bernard Cazeneuve se dirige vers les caméras avant de se rendre au Conseil de défense réuni par le président Français à l’Elysée, comme le fait simultanément le premier ministre belge Charles Michel à Bruxelles. Au cœur de son intervention: le renforcement de la sécurité aux frontières de l’Hexagone, la nécessité d’amplifier la coordination antiterroriste européenne et de connecter les fichiers de la criminalité «classique» avec ceux du Système d’information Schengen (SIS) qui alimente tous les Etats-membres de l’espace européen «de liberté et de sécurité», dont la Suisse. Tous les progrès policiers réalisés depuis les attentats du 13 novembre à Paris n’ont pas suffi à empêcher une nouvelle vague d’attentats meurtriers, revendiqués par l’organisation Etat islamique en fin d'après-midi. Voici quelques raisons qui peuvent expliquer cet état de fait.
■ La coopération policière franco-belge connait-elle encore des failles?
On se souvient de la faille fatale qui a permis, le 14 novembre vers 9 h du matin, à Salah Abdeslam de quitter la France, sur la banquette arrière d’une Golf conduite par ses deux complices venus le récupérer après les attentats de Paris: Hamza Attoou et Mohamed Amri – tous deux arrêtés dans la foulée, et toujours incarcérés en Belgique. Ce matin-là, dans une France sous le choc de la tuerie du Bataclan, le véhicule des fuyards est contrôlé trois fois entre Paris et Bruxelles, et finalement arrêté par des gendarmes près de Cambrai… Mais ces derniers laissent le trio repartir, car aucun des passagers ne figure alors sur la liste des personnes recherchées en France. Quelques dizaines de minutes plus tard, dit-on, le nom d’Abdeslam est transmis par les autorités policières belges à leurs homologues français. Dramatique retard…
Depuis, les choses se sont considérablement améliorées. Une équipe commune franco-belge d’enquêteurs a été mise sur pied, et des policiers français étaient d’ailleurs présents sur les lieux de la perquisition dans la commune bruxelloise de Forest, le mardi 15 mars, lorsque Salah Abdeslam s’est semble-t-il enfui par les toits. Entre les deux pays, la collaboration judiciaire est également constante et le procureur de la République de Paris, François Molins, a tenu à rendre hommage à la coordination judiciaire européenne Eurojust, lors de sa conférence de presse ce week-end, avant d’en tenir une seconde à Bruxelles lundi, en compagnie de ses homologues belges.
Trois problèmes demeurent toutefois. Le premier, qui vaut pour l’ensemble des pays européens dont sans doute la Suisse, est la possible existence de «cellules terroristes dormantes» abritées dans les quartiers à forte densité de population musulmane, lesquelles peuvent avoir reçu des renforts ces derniers mois via les flux de migrants peu contrôlés en provenance du Moyen-Orient, via la Turquie. L’un des suspects aujourd’hui les plus recherchés à Bruxelles, Najim Lachraoui, est dans ce cas de figure. Il aurait été récupéré en Hongrie durant l’été 2015 par Salah Abdeslam. Combien d’autres ont suivi le même chemin?
Second problème: l’imbrication entre les milieux de la criminalité et du terrorisme. Le pire des scénarios est celui de la radicalisation de délinquants habitués à trafiquer faux papiers, armes et stupéfiants. Le ministre français Bernard Cazeneuve vient d’ailleurs de demander de nouvelles initiatives contre les trafiquants d’armes dans l’Union européenne.
Troisième problème, enfin: la porosité des frontières qui demeure, malgré le déploiement sans précédent de policiers. 5000 sont ainsi désormais affectés à la surveillance de la frontière franco-belge, pour filtrer 220 points de contrôle, dont 42 de façon permanente. Mais là, les chiffres sont trompeurs: la fermeture des frontières est aujourd’hui non seulement irréalisable sur le continent, et la plupart des actes terroristes ont été commis par des nationaux bien implantés localement.
■ Qu’a-t-on fait depuis le 13 novembre au niveau européen pour contrer la menace terroriste?
Plusieurs sommets européens extraordinaires, au niveau des ministres de l’intérieur, ont eu lieu. Parmi les résultats: l’adoption à la mi-décembre du fameux PNR, le registre des passagers aériens que le Parlement européen bloquait jusque-là pour des raisons de protection de la confidentialité. Il semble néanmoins, à en croire le ministre français de l’Intérieur, que la mise à jour du fichier central appelé «Système d’informations Schengen» (SIS), dont disposent également les consulats et la police suisses, pose problème. Bernard Cazeneuve a appelé à connecter ce fichier aux fichiers nationaux des criminels recherchés, et à la constitution d’une task force européenne de lutte contre le terrorisme. Preuve qu’il faut encore faire des efforts.
A noter aussi, les mesures adoptées par les ministres des Finances pour intensifier la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Ce dispositif mise sur l’échange automatique d’informations en cas de transactions bancaires douteuses, y compris lorsqu’elles concernent un petit montant; ou la baisse du plafond autorisé des cartes de crédit prépayées, dont plusieurs ont été utilisées pour financer une partie des attentats du 13 novembre.
Inutile néanmoins de croire que la coordination européenne renforcée puisse être la solution à court terme. Ces politiques communautaires mettent du temps à être adoptées, puis à entrer en vigueur. Le plus efficace reste la coopération directe entre services de police et de renseignement. D’ailleurs, celle-ci fonctionne, comme l’ont montré les arrestations survenues en Autriche ou en Allemagne, sur foi de renseignements donnés par les polices françaises et belges. L’échange de renseignements est par définition plus compliqué, car les services en question rechignent à partager. On voit mal, par exemple, les services français et belges accepter aujourd’hui de coopérer pleinement avec les services turcs, dont l’apport d’information est pourtant essentiel.
■ Faut-il s’inquiéter des flux de migrants incontrôlés?
L’identité de plusieurs suspects ou responsables des attentats de Paris et Bruxelles oblige à répondre par l’affirmative. Des terroristes, sans doute dépêchés par l’Etat islamique, ont débarqué ces derniers mois dans l’espace Schengen avec la mission d’y commettre des attentats. On sait que pendant de longs mois, les autorités grecques ou italiennes, à l’entrée de l’espace Schengen, étaient débordées, ou ont parfois même sciemment fermé les yeux sur les arrivées massives de migrants. De ce point de vue, la décision de l’UE de créer en septembre 2015 des «hotspots», des endroits où tous les migrants arrivés sur le sol de l’Union européenne doivent se faire enregistrer (les empreintes digitales, les photos etc.) représente une grande avancée.
Reste la réalité: les routes empruntées par les migrants changent, et beaucoup de personnes illégales sont déjà, aujourd’hui, sur le sol des différents pays susceptibles d’être pris pour cible. La meilleure des ripostes demeure donc le croisement des données, et surtout l’exploitation des traces – contacts téléphoniques, faux documents – laissés derrière eux par les suspects capturés, ou par les terroristes retrouvés morts à l’issue des attentats.
L’enquête sur les attaques de Bruxelles dira si leurs auteurs faisaient partie du réseau de Salah Abdeslam, ou étaient venues de l’extérieur. Il faut rappeler deux réalités: la majorité des tueurs du 13 novembre (dont les trois du Bataclan) étaient français de nationalité, et voyageaient sous leur propre identité; et la présence de plusieurs fratries (les Kouachi, les Abdeslam) démontre qu’entre ces groupes, des liens ténus existent toujours. On voit qu’en France, malgré son impact problématique sur les libertés, la proclamation de l’état d’urgence en vigueur depuis quatre mois – plus de 400 assignations à résidence, plus de 4000 perquisitions, environ 200 procédures judiciaires ouvertes pour détention d’armes – a permis aux policiers de parfaire sérieusement leur connaissance des réseaux. Les autorités belges, qui n’avaient pas pris de mesures similaires malgré la quasi-fermeture de Bruxelles à la mi-novembre, risquent aujourd’hui, à nouveau, de se retrouver en position d’accusées.